Dans ce monde étrange et complexe de la sécurité routière, où le difficile partage des tâches entre ministères divers aussi bien qu'une paradoxale confidentialité, puisque ce produit d'appel des journaux télévisés se gère presqu'exclusivement à l'aide de décrets, arrêtés, instructions, circulaires et donc loin des yeux de la représentation nationale et de ses électeurs, dérobent l'action publique aux regards critiques, on ne peut que se féliciter de la manière dont une presse authentiquement indépendante réussit encore à lever le voile sur ce qui, à défaut, demeurerait caché. En diffusant une récente circulaire du ministre de l'Intérieur, parvenue par des voies détournées mais, considérant la liste de ses destinataires, sans doute relativement haut placées, à Moto Magazine, journal officiel de l'opposition, cette presse ne fait pas seulement œuvre de salubrité publique : elle fournit à l'observateur une rare occasion de comprendre comment l'État justifie et organise une action purement coercitive, et sur quelles représentations de l'univers social celle-ci s'appuie.

Il n'y a guère lieu de s'étonner que les instructions aux Préfets et aux forces de police données par l'actuel ministre de l'Intérieur ne se soucient que de répression, et de l'intensification de celle-ci. Personne, de même, ne sera surpris de voir le ministre attribuer à la seule force de sa voix et à la seule efficacité de ses troupes le bilan très favorable d'une accidentalité hivernale qui doit pourtant tout à la rigueur de l'hiver en question. Mais sa circulaire d'avril, qui adopte un schéma logique aussi caractéristique qu'instructif, mérite que l'on s'y arrête. Comme toujours, l'argument de départ se fonde sur cet outil dont le caractère scientifique exhibé doit couper court à toute contestation, une statistique ; en l'occurrence, celle-ci relève, le printemps venu, une hausse brutale de l'accidentalité en faisant, on l'imagine, référence aux quelques mois qui ont précédé la belle saison et qui, neige oblige, furent exceptionnellement paisibles, Cette hausse ne montre pourtant rien d'autre qu'un retour à des conditions météorologiques, et de circulation, normales. Il n'empêche : en prouvant l'existence d'un danger imminent, les chiffres commandent et justifient un accroissement de l'action. Mais celle-ci ne portera pas sur la population dans son ensemble : en extrayant des interactions complexes qui forment le réel les trois catégories de suspects habituels, les jeunes, les étrangers, les motards, la circulaire tire le négatif du portrait d'un bon citoyen, adulte, français, automobiliste, qui se trouve correspondre à la plus grande part des usagers de la route, et l'absout par avance de toute responsabilité dans les accidents auxquels il se trouverait mêlé, et qui impliqueraient l'une des catégories en question. Naturellement, ce blanc seing vaut avant tout pour ces usagers qui semblent particulièrement irriter le ministre, les adeptes du deux-roues motorisés, et alors même que les statistiques du ministère concurrent, les Transports, ne cessent de démontrer que, à la seule exception des chauffeurs de bus, leur responsabilité dans les accidents est systématiquement la plus faible parmi les différentes classes de conducteurs. Le glaive de la répression s'abattra donc sur eux avec force, et en détail.

En fabriquant une catégorie délinquante par nature, ce qui lui permet de toujours taper sur les mêmes de manière à limiter le nombre des mécontents, le ministre ne fait pas preuve d'une originalité fracassante. Mais, visant des pratiques précises, les actions qu'il impose à ses troupes permettent de dresser une carte exacte de la catégorie en question. On retrouve ainsi, sans grand étonnement, les motards sportifs adeptes des départementales sinueuses, avec leur vitesse excessive et leur plaque d'immatriculation non conforme qui présente donc pour eux un risque qu'ils ne soupçonnent pas. Mais en évoquant la circulation dans des voies réservées, c'est à dire dans les couloirs d'autobus, en insistant pour que les contrôles portent aussi sur les trajets quotidiens du domicile au travail, le ministre élargit sa vindicte à l'usage utilitaire du deux-roues motorisé, tel que le pratique, avec des engins qui vont du cyclomoteur à la supersport, le plus grand nombre. Les discours de cet ordre, d'ordinaire, maintiennent une distinction entre usages légitimes et excessifs, les seconds ouvrant seule la voie à la répression. Ici, la frontière saute, et le soupçon, et la stigmatisation, portent indistinctement sur tous les utilisateurs de deux-roues motorisés, et, donc, sur telle ancienne juge d'instruction, tels médecins bien connus des services de presse, voire même tel très haut fonctionnaire qui, écrit le journaliste des Échos qui sait visiblement de quoi il parle, gare dans la cour de l'hôtel particulier qui abrite son administration sa puissante GSX-R 1000.
Mais la directive se montre tout aussi intéressante dans les moyens d'action qu'elle préconise, requérant l'organisation de véritables traquenards, exigeant une présence hebdomadaire sur le terrain et une collaboration sans faille entre police et gendarmerie. Ceux qui auront pris connaissance du dernier rapport de la Cour des comptes qui fait état, entre 2002 et 2008, d'une diminution de 42 % du parc motocycliste de la police, ceux qui savent à quelles disparitions d'unités conduit cette forme particulière de robotisation par laquelle les radars fixes remplacent les CRS motocyclistes, ceux qui suivent les péripéties de l'affaire Matelly comprendront à la fois que le ministre cherche ici à asseoir son pouvoir sur une gendarmerie toujours rebelle, et que sa circulaire, comme tant d'autres dont Jean-Claude Thoenig et Dominique Gatto ont décrit le stérile parcours, finira, faute d'effectifs et de volonté de la mettre en œuvre, dans un placard d'où l'on ne l'exhumera que pour les grandes occasions, lorsqu'il se déplacera en personne accompagné de cet appareil médiatique dont il fait visiblement le plus grand cas.

Alors cet autoritarisme, ce sectarisme, ce refus d'une réalité patente dans les grandes agglomérations où les deux-roues motorisés, loin d'être la monture des marginaux inconscients auxquels le pouvoir aimerait tant réduire leurs utilisateurs, peuvent représenter plus de 15 % des déplacements de surface, cette grotesque exhibition de force en somme, résonnent en réalité comme aveu d'impuissance d'une politique répressive qui, à bout d'effets, ne peut que persister dans une voie sans issue et cacher son échec sous le parapluie des discours. La citadelle assiégée du ministre s'apparente à un fort Chabrol.