Il existe, depuis l'origine, un certain langage propre à la Sécurité Routière, un certain mode de pensée qui consiste à réduire drastiquement la complexité inépuisable du monde social à des schémas de natures variées, technique, réglementaire ou psychologique, mais qui partagent tous un même contenu appauvri jusqu'au ridicule et une même foi en l'efficacité purement mécanique des outils, physiques ou symboliques, mis en œuvre. Ainsi le dernier d'entre eux, un court-métrage mettant en scène une situation sociale particulière, l'alcoolisation collective de jeunes adultes et ses conséquences en matière d'accidentalité routière, représente-t-il, en tant que tel, et sans doute plus encore par le contexte dans lequel il s'inscrit, un objet d'analyse d'autant plus intéressant qu'il semble connaître un étonnant succès critique, jusque sur les bancs de l'Assemblée Nationale.

Le fait social qui justifie cette nouvelle campagne est bien connu des spécialistes qui lui ont donné le qualificatif, bizarrement ignoré en France, de saturday night fever : la surmortalité routière considérable qui touche les jeunes adultes entre 18 et 25 ans, les samedi et dimanche entre minuit et six heures du matin. On sort de boîte complètement bourré, on s'empile à cinq dans la Clio de maman et on va s'écraser contre un arbre quelques kilomètres plus loin. Le graphique que l'on trouve en page 13 du document cité plus haut, produit par la DG Transports de la Commission Européenne, en montrant à quel point la situation nationale se compare de manière très défavorable à celle d'autres pays européens, explique sans doute une telle discrétion. Mais si le document date de 2008, la série statistique représentée, qui s'achève en 2001, ne dit rien de l'évolution récente : or, depuis, en partie grâce à un travail de terrain suivi, au plus près des sorties de discothèques, cette situation s'est significativement améliorée. Le film de la Sécurité Routière, en somme, arrive bon dernier dans la bataille.
Celle-ci, d'autre part, présente sa nouvelle œuvre comme une cassure dans un discours qui abandonnerait l'euphémisme pour enfin montrer sans dissimulation la réalité physique de l'accident de la route. Mais ce tournant, comme le rappelle dans son livre Jean Chapelon, ancien responsable de l'Observatoire de sécurité routière, a été pris dès 1999, avec la série de films alors tournés par Raymond Depardon. Alors, l'originalité vient plutôt du mode de diffusion choisi, YouTube, en lieu et place d'une ordinaire campagne télévisée. Et ce circuit, en plus de démontrer à quel degré, au service communication de la Sécurité Routière, on est authentiquement cool, occupe une place prépondérante dans la stratégie mise en place. En imitant les comportements que l'on prête aux adolescents et aux jeunes adultes, avec leur manie de s'échanger des liens vers la vidéo du moment, en tentant sa chance sur ce marché versatile et éphémère, la Sécurité Routière cherche sans doute moins un succès qu'une justification. Elle peut en effet prétendre contourner ainsi l'écueil qui guette toute publication destinée à cette population si difficile à atteindre et à cataloguer, au point qu'il faille pour ce faire renoncer aux canaux traditionnels, à la télévision en particulier ; elle peut, de plus, en choisissant le web, s'autoriser à présenter un film dont la durée serait rédhibitoire pour tout autre support, et se permettre toutes les démesures.

L'objet lui-même, avec ses 5'15", échappe aux conventions de la durée standard des messages publicitaires. Mais il cumule toutes les autres, et en particulier la franche imposture du réalisme, ce mensonge qui, à force de collectionner des détails donnés comme véridiques, prétend vous persuader que ce à quoi vous assistez n'est pas une fiction. Pourtant, on a un peu de mal à croire que les acteurs qui jouent le rôle des victimes de leur propre imprudence aient accepté de se faire couper en morceaux pour le bien commun ; et, d'ailleurs, insister sur le fait que d'authentiques pompiers participent au film montre bien, comme avec toute chasse à l'authentique, que l'on se trouve dans un univers de pure fiction qu'il faut absolument, en quelque sorte, bonifier en y incluant autant d'éléments que possible qui soient aussi proches du réel que possible, sans pour autant pouvoir changer quoi que ce soit à cette situation de base. Mais l'imposture va plus loin puisque l'adhésion aux conventions du réalisme se limite à la sanglante exhibition des conséquences de l'accident. Tout, dans cette vidéo - la durée, le format large, la complexité chronologique, le découpage détaillé - fait référence aux propriétés du film de long métrage, y compris le réemploi de cet effet grossier et grotesque, le montage parallèle, et les pauvres codes du réalisme y sont, en fait, sacrifiés au profit du spectacle, et d'une mise en scène qui s'imagine pertinente et créative alors qu'elle ne fait que copier des conventions depuis longtemps dévaluées dans l'univers dont elle s'inspire.

Dans quelques jours, nous apprend Le Parisien, la Sécurité Routière doublera sa mise, en diffusant une vidéo du même style en version deux-roues motorisés. Alors, facilitons-lui la tâche : le message dont elle a besoin, la publicité la plus simple et la plus efficace, qui, loin de renier son caractère de fiction, procède, exactement à l'opposé, par le recours à une classique et inventive hyperbole et montre une fois de plus les vertus combinées d'une authentique créativité et d'une totale économie de moyens, existe déjà. On prend le pari que, celui-là, elle n'osera jamais le diffuser. Trop cru, sans nul doute.