Un majordome indiscret et une comptable indélicate, une vieille dame richissime mais dont la santé mentale inquiète, sa fille unique qui, en justice, cherche à la faire placer sous tutelle, un ministre et son épouse, un gestionnaire de fortune et sa Légion d'honneur. Beaucoup de pouvoir, énormément d'argent, du drame familial, des haines et des trahisons. Le feuilleton de l'été mélange des ingrédients si disparates, joue sur des ressorts si traditionnels, regroupe des figures si typées qui se résument à des archétypes dont certains plongent très loin dans l'histoire du drame et de la comédie tout en conservant une forte efficacité narrative, que l'on en vient à regretter qu'il ne sorte pas de l'imagination d'un émule de Raymond Roussel, ou d'un descendant de Carlo Goldoni. Malheureusement, l'histoire ici contée l'est par des avocats et des journalistes ; aussi, avec l'absence d'imagination revendiquée par ces professionnels du verbe, retrouve-t-elle un déroulement convenu puisque déjà bien souvent parcouru et commenté, celui des liaisons inavouables entre argent et politique, et, par manque de matière, connaît-elle des développements bien peu convaincants.

En laissant de côté la piste annexe et distincte du conflit familial, l'intrigue essentielle, telle qu'exposée par exemple par le Monde voilà une dizaine de jours, se résume d'une ligne : Eric Woerth, Ministre du Budget et trésorier de l'UMP, a joué de sa position pour faire embaucher son épouse par le gestionnaire de la fortune Bettencourt ; la contrepartie comprendra une instruction aux services fiscaux de ne pas s'occuper de la première fortune nationale, et une Légion d'honneur. Toute le métier du journaliste, bien résumé par ce titre, "Le principal collaborateur de Liliane Bettencourt met Eric Woerth en difficulté", sera de relier des éléments factuels dont personne, à ce jour, n'est en mesure de déterminer de façon certaine s'ils sont vrais ou faux, au besoin en leur imprimant une légère distorsion qui les rendra plus aptes à s'intégrer dans un schéma pré-existant, pour l'aider à démontrer la thèse qu'il défend. Définir, par exemple, le gestionnaire de la fortune de l'héritière comme un "collaborateur" rend à cette dernière un rôle actif dans la gestion de ses affaires, rôle qu'elle ne tient pas puisque, précisément, ce gestionnaire est rémunéré pour faire ce travail à sa place. Dès lors, en agençant les mêmes éléments d'une autre manière, en les éclairant à partir d'un autre angle, en plaçant, en somme, les mêmes figures au milieu d'une autre intrigue, on peut aboutir à de toutes autres conclusions.
Héritière du fondateur de L'Oréal, à ce jour sixième capitalisation boursière du CAC 40 et dont elle détient encore 30 % des parts, Liliane Bettencourt dispose donc d'un patrimoine que Forbes évalue à 20 milliards de dollars, soit un peu plus de 15 milliards d'euros au cours actuel. On conçoit qu'un tel patrimoine justifie une gestion attentive, une structure ad hoc, et l'emploi à plein temps d'une certaine quantité de spécialistes. Analyste financier diplômée d'HEC, l'épouse du ministre alors en charge du budget possédait à cette fin toutes les qualifications nécessaires : alors, si l'on reproche à son mari d'avoir défendu ses intérêts auprès de son futur employeur, on se doit de faire de même lorsque Gros Louis réussit enfin à placer son bon à rien de fiston dans le garage de son copain Léon et, plus généralement, de considérer comme suspectes toutes les embauches qui se déroulent au travers de quelque réseau de relations que ce soit. Et il faut une certaine perversité pour voir dans une simple Légion d'honneur qui, certes, vaut plus qu'un plat de lentilles, mais ne coûte malgré tout pas très cher à la République, la preuve du trafic d'influence, en admettant que l'on puisse établir ce lien de causalité sans lequel l'hypothèse s'effondre. Quant au fait que la veuve d'un ministre continue à financer le parti politique auquel appartenait feu son époux, on aura beaucoup de mal à trouver cela surprenant. Penser qu'un ministre du budget puisse étouffer un scandale fiscal sans susciter aucune réaction interne, en particulier de la part des vigilants syndicalistes du Trésor, c'est sans doute lui prêter bien plus de pouvoir qu'il n'en possède. Enfin, les zones d'ombre de la fortune Bettencourt, un caillou aux Seychelles et deux comptes en Suisse pour un montant total de 80 millions d'euros, tout en attestant de la permanence, chez les riches, de ce sentiment qu'il convient de toujours garder un peu de monnaie planquée quelque part, dans l'hypothèse où la France s'abandonnerait au bolchévisme, apparaissent presque insignifiantes. Les sommes en jeu ne représentent, après tout, que 0,5 % du patrimoine total de l'héritière. Bien sûr, comme toujours, on ne prête qu'aux riches et, pour l'essentiel, des soupçons : mais si, en l'espèce, le crédit est infini, la récolte se révèle bien maigre.

On retrouve ici, d'une certaine façon, un problème de chemin critique. Dans le vaste univers des événements vécus par les personnages de l'intrigue durant les années récentes, certains ont été, par eux, et surtout par d'autres, mis en lumière. Et seul le chemin qui relie tel point à tel autre, et qui les relie arbitrairement puisqu'ils sont en fait très éloignés dans le temps et dans l'espace social, parce qu'il permet d'appliquer une fois de plus un modèle déjà connu, accepté et légitimé, donne à l'histoire un sens. Avec ces matériaux ordinaires et chargés de signification, la presse sérieuse, en utilisant ici un de ces schémas d'explication du monde qui justifient son existence et répondent à la demande de ses lecteurs, produit l'histoire que l'on peut lire dans les quotidiens de référence. Les héros appartiendraient-ils à un autre univers, celui où la richesse demeure mais où le sexe remplace le pouvoir, et un public plus populaire se délecterait de leurs turpitudes, à la une de ces périodiques spécialistes de l'atteinte à la vie privée. D'une certaine façon, malgré l'immense distance intellectuelle et sociale qui sépare la noblesse journalistique de la presse de caniveau, ces deux approches sont comparables, puisqu'elles découlent d'un travail de production de sens qui fonctionne à l'identique, et qu'elles remplissent une même fonction en fournissant au lecteur son feuilleton estival quotidien.