idéal-type
Voilà déjà longtemps que, un peu par hasard, en suivant une manifestation d'agriculteurs, Patrick Champagne, alors sociologue à l'INRA, a commencé à s'intéresser à la place envahissante que les sondages d'opinion occupent dans le jeu politique. Son analyse, qui garde aujourd'hui la même pertinence, n'a en rien entravé le développement d'un processus qui, liant intimement un commanditaire et un prestataire de service, constitue une forme de symbiose dans laquelle chacune des parties investit, et gagne un avantage particulier. Le sondeur apporte en caution une scientificité d'autant moins facile à contester qu'elle s'appuie sur un savoir d'ordre mathématique, donc peu accessible au commun des mortels, savoir auquel se mêlent des tours de main, en matière de redressements par exemple, qui restent secrets. En contrepartie, il trouve dans la presse un marché qui vient utilement compléter ses activités plus banalement commerciales. Le commanditaire, quant à lui, en dehors de la production d'un matériau parfois susceptible de remplir sa première page, trouve ici un moyen d'occuper une place stratégique et originale dans le jeu politique, se présentant comme dépositaire de la vraie pensée des vrais gens saisie dans toute sa spontanéité, ce qui lui permet de revendiquer une légitimité à s'exprimer au nom du peuple, puisque c'est le peuple lui-même qui s'exprime au travers du sondage, en vertu de laquelle il pourra contester la bien plus ordinaire légitimité que procure le bulletin de vote, Cet entrelacs d'intérêts très largement partagés explique sans doute pourquoi le récent sondage du Figaro, malgré ses conclusions surprenantes, en dépit de son ton triomphal, n'a pas vraiment fait l'objet, dans la presse traditionnelle, de virulentes critiques.
Au Monde comme à Libération, en fait de commentaires, on se satisfait en effet de paraphraser l'article originel ; tout au plus osera-t-on faire remarquer à quel point le sondage du Figaro fait les affaires du pouvoir, tout en faisant la démonstration, en cette période estivale, d'une impressionnante réactivité, puisque la publication du sondage sera synchronisée avec l'annonce des mesures qui constituent précisément son objet. Les critiques se trouveront donc ailleurs, sur OWNI par exemple, fort intéressante revue en ligne dont un des rédacteurs consacre un billet un peu rapide, et s'intéressant essentiellement à des problèmes de méthode, à la question. En retour, il essuiera une sévère bordée envoyée par le clan d'en face, avec la réaction assez typique d'un acteur qui se contente d'enchaîner les affirmations d'autorité, et dont le discours se limite, au fond, à revendiquer que l'on lui accorde la confiance qu'il mérite, puisque c'est lui l'expert. Pourtant, en dehors du fait qu'en critiquant la méthode on emprunte une voie sans issue puisque l'on ne dispose pas des éléments permettant d'en sortir, il n'est pas sûr que l'on fasse ainsi l'analyse la plus pertinente.
Au premier abord, ce sondage surprend surtout par son contenu. Mis en ligne par le Figaro, il comporte en effet une seule question, qui sollicite accord ou désaccord sur sept items, présentés comme des mesures annoncées par le gouvernement pour lutter contre l'insécurité. Et ces items n'ont pas seulement en commun qu'il est difficile d'être contre, puisque cela reviendrait le plus souvent à se prononcer contre l'application de la loi : ils sont aussi à la fois très délimités, très techniques, et très particuliers. On n'en voudra pour preuve que le ce "retrait de la nationalité française aux ressortissants d'origine étrangère coupable de polygamie ou d'incitation à l'excision". Il fonctionne d'abord comme une évidence, et un oxymore - comment peut-on être à la fois de nationalité française, et adopter des pratiques jamais vues dans l'histoire du pays ? Il ne concerne ensuite qu'un nombre extrêmement réduit de résidents, donc encore bien moins de nationaux, au point que l'on puisse postuler sans risque que, de près ou de loin, aucun des sondés n'a jamais été confronté aux pratiques qu'on le charge de condamner. La mesure proposée, de plus, l'est dans une formulation complexe et technique, et décrit des situations soit inexistantes, sauf à supposer que l'état civil français enregistre sans s'en émouvoir des mariages multiples pour un même individu, soit impossibles à prouver. En d'autres termes, le seul choix rationnel, face à une telle question, est de ne pas répondre : or, ce choix a été expressément exclu par le sondeur. La seule opinion raisonnable est de ne pas en avoir, mais c'est précisément, parce qu'elle met à bas tout l'édifice du sondage qui implique l'existence, en permanence, à n'importe quel propos, chez chaque individu, d'une opinion formée et réfléchie, la seule qui soit interdite.
Mais, au-delà de la critique la plus pertinente, issue du monde universitaire, qui montre que, comme toujours, la bonne réponse se cache fort peu dans la question, ce sondage révèle un certain nombre de traits qui le transforment en un idéal-type de cette façon de faire de la politique que l'on peut bien appeler le sarkozysme. Cette manière de procéder, cette maïeutique particulière qui vise à faire condamner des comportements extrêmement précis, très particuliers et fort éloignés du quotidien de la majorité des citoyens, fonctionne ainsi, en posant un interdit règlementaire sur un point délimité que l'on se chargera ensuite, progressivement, indéfiniment, d'élargir. D'autre part, un publiciste pourra sans doute confirmer que nombre de ces mesures ne passeront pas la censure des divers Conseils, gardiens de l'ordre des lois : les faire plébisciter par anticipation revient à dévaloriser cette censure, au prétexte qu'elle s'opposera à la volonté populaire mesurée de la façon la plus scientifique, la moins contestable, par sondage. Le Figaro, dans cette stratégie, joue fidèlement son rôle avec la procédure de justification que l'on vient de décrire. Ainsi fonctionne le populisme et, puisque son action vient d'être plébiscitée par voie de sondage grâce à une unanimité citoyenne sans précédent, on attend sans impatience la réélection prochaine du président bien-aimé, laquelle ne saurait se produire autrement, à l'image de ceux qu'à recueillis ce sondage, qu'avec des scores de démocratie populaire.
Commentaires
C'est vrai que les questions orientent un poil les questions. Je m'étonne quand même que 21% des gens aient pu se prononcer pour la pérennité des camps illégaux. Je me demande ce qu'auraient été les réponses à la question: que pensez vous d'un gouvernement qui laisse perdurer des situations illégales?
Dans le domaine de la sécurité, il semble aussi que les mesures doivent être approuvées par acclamation populaire sans considérations d'efficacité ou de logique interne. Pour reprendre l'exemple des camps illégaux, j'ai du mal à voir pourquoi un gouvernement attend un sondage pour remplir son rôle, à savoir faire respecter la loi existante...
Peut-être parce que, en l'espèce, appliquer la loi c'est, au sens propre, s'embourber dans un terrain passablement miné, offrir aux caméras ce spectacle de la misère du monde en bute à la répression casquée, et remplir un tonneau des Danaïdes puisque les gens chassés d'ici iront s'installer ailleurs et que même une expulsion ne les empêchera pas, en tant que citoyens européens, d'être libres de revenir.
La gestion de l'ordre public passe aussi par la prise en compte du rapport coût/efficacité et, en l'espèce, compte tenu des nuisances très légères que causent ces occupants illégaux, il n'est guère positif. En d'autres termes, on tient là, avec cette population totalement marginale, numériquement comme socialement, et avec son installation dans l'illégalité qui a toutes les raisons de perdurer, un sujet idéal pour les effets d'annonce, les mesures de façade, et les sondages d'opinion.
Ce billet est très bien ;-)
Il serait cependant regrettable (et pour moi dommageable) qu'il conduise les lecteurs à jeter tout sondeur à la fosse à purin.
Seuls sont visés par cette critique, me semble-t-il, les sondages destinés à publication. Ils représentent un milli-pouïème de l'activité des instituts de sondage.
Si vous êtes prêts à payer pour une information, généralement vous ne souhaitez pas que tout le monde l'ait en même temps que vous.
Si au contraire vous êtes prêts à payer pour que le public reçoive une "information", généralement on appelle cela de la publicité - il y a trente ou quarante ans, on appelait encore cela la "propagande".
En fait, ce billet s'intéresse surtout à la manière dont un mode de recueil d'information - les enquêtes par questionnaire - qui peut donner des résultats valides - la meilleure preuve en étant qu'il reste d'usage courant chez les sociologues - peut, grâce à un certain nombre de techniques - en particulier, la façon de rédiger les questions - être détourné de sa finalité première pour servir un objectif étroitement politique tout en prétendant conserver une validité scientifique - et donc l'autorité que l'on prête un peu vite à celle-ci - qui dépend pourtant uniquement de la rigueur de sa méthodologie et de sa mise en œuvre.
Notons au passage que la Parisien d'aujourd'hui y va aussi de son sondage, assez proche de celui du Figaro (même taille d'échantillon, mêmes quotas, CSA contre IFOP, téléphone au lieu d'Internet, fin du mois d'août et pas début, "expulsion des roms" à la place de "démantèlement des campements"). Et les résultats,eux, sont ici bien plus conformes aux attentes : selon CSA, 83 % des sympathisants PC rejettent les expulsions. Mais selon IFOP, dans le camp du Front de Gauche, ils n'étaient que 52 % à s'opposer aux démantèlements.
Gros souci méthodologique ? Non, l'écart s'explique par le simple fait que, depuis "fin juillet", "l'opinion a évolué". Au Parisien, on ne dispose sans doute pas des connaissances nécessaires à la critique des méthodologies des instituts de sondage. Et encore moins de l'intention de faire naître un doute sur la qualité de leurs résultats.
Cette manière de procéder se nomme "imposition de problématique", en ce qu'elle consiste à imposer aux sondés de livrer une opinion sur un sujet sur lequel ils pourraient légitimement ne pas en avoir (et du coup ils ont toutes les chances de choisir la réponse que suggère implicitement la question). Cela a été dénoncé dès les années 80 par Pierre Bourdieu et des membres de son équipe (comme Patrick Champagne, en effet), par exemple dans l'article "L'opinion publique n'existe pas". Sur ce thème, et compte tenu de la persistance de ces pratiques, il est intéressant de consulter régulièrement le site de L'observatoire des sondages !