Mercredi dernier est paru dans Les Échos un publi-reportage d'autant plus surprenant que rien ne permettait de deviner son caractère publicitaire et qui, sous le titre : "Dans les villes, les modes de transport alternatifs reprennent du terrain" s'ouvrait par une longue apologie de ce à quoi se réduit, de nos jours, dans l'esprit de l'élu urbain, du planificateur, de l'aménageur, et du journaliste, ce pluriel abusif : la bicyclette. Fonctionnaires et lobbyistes, élus et responsables d'associations, et jusqu'au ministère de la Santé qui trouvait dans le pédalage un remède idéal contre les "pathologies de la sédentarité", tous louaient unanimement les bienfaits de cette forme nouvelle d'activité citoyenne, saine et épanouie, sportive et écologique, et ne voyaient que des avantages à cette revanche d'un vélo que le développement de l'automobile avait chassé, Strasbourg exceptée, des rues des grandes agglomérations. Évidemment, tout ça ne s'est pas fait tout seul : vélo en libre service, pistes cyclables en site propre, utilisation des couloirs de bus, doubles-sens cyclistes en zone 30, plans de déplacements urbains, Grenelle II, l'article énumérait la longue liste des avantages accordés à une seule catégorie de citoyens, par ailleurs fort peu nombreuse. Car il présentait aussi quelques graphiques disparates fournis par le Certu, l'organisme de recherche du ministère des Transports spécialiste des questions urbaines, lesquels montraient, sur de longues périodes, l'évolution tous modes de déplacement confondus des parts de marché de la bicyclette dans quelques grandes villes.
Là, la situation strasbourgeoise où cette part s'élevait à 7,6 % en 2009 se révélait bien être ce qu'elle est, une exception, et le vélo un choix d'autant plus rare que l'agglomération est peuplée. Ainsi, à Bordeaux, entre 1978 et 2009, le recours à la bicyclette est-il passé de 6,1 % à 3,3 % et, à Lyon, entre 1976 et 2006, de 2,6 % à 1,7 %. Et puisque l'on compte bien moins de bobos aujourd'hui que d'OS d'hier, il leur faudra faire beaucoup d'enfants pour combler l'écart. La situation de Paris, la plus grande ville d'Europe, ne bénéficiait pas d'une représentation graphique, ni de données statistiques : aussi faudra-t-il se contenter des propos d'Annick Lepetit, chargée des transports sous le second mandat Delanoë, maire du cœur de l'agglomération, et qui plaide pour la multiplication, des pistes cyclables, avec un réseau doublé en dix ans, des parkings pour vélos et des aménagements qui leurs seront réservés. Caution scientifique du reportage, Jean-Marie Guidez, du Certu, enterrait la voiture tout en regrettant ce déficit de vertu dont, Strasbourg excepté, les villes françaises font preuve par rapport aux modèles de toujours, les Pays-Bas, la Suisse.

Même si l'on a perdu l'habitude de s'étonner que cette revue des alternatives à l'automobile oublie comme de coutume celle que les citadins préfèrent, se contentant d'évoquer sa variante présentable, le scooter électrique, on s'inquiétera quand même de voir les colonnes d'un quotidien généralement de meilleure tenue s'abandonner ainsi à une simple propagande. On se permettra de lui conseiller d'aller, au Certu, rencontrer d'autres interlocuteurs, comme Hélène de Solère. Mais il paraît plus pertinent, à partir du seul cas parisien, de s'intéresser aux conséquences de ce choix maintenant ancien, puisqu'apparu en 2001, de contraindre les résidants de la plus grande ville de France à abandonner l'automobile au profit du vélo.

Car, sauf dans les utopies, on ne loge pas onze millions d'habitants dans quelques kilomètres carrés. Paris, dix fois plus peuplée que Lyon et vingt fois plus que Strasbourg impose à ceux qui y vivent des trajets considérables, en durée comme en kilomètres, exigences que le vélo, à l'inverse du deux-roues motorisé, a bien du mal à satisfaire. L'INSEE, dans une récente publication issue de son enquête Transports et Déplacements estimait ainsi le trajet moyen du deux-roues motorisé parisien à 9,2 km, presque autant, donc, qu'une automobile qui parcourt 10,5 km. Le cycliste, lui, ne parcourt en moyenne que 3,4 km.
Fabriquer ce Paris-villages de la manière dont le conçoit et le met en œuvre au profit des seuls cyclistes l'actuelle municipalité n'a pas seulement comme paradoxale conséquence de réserver l'espace public à une catégorie d'usagers qui n'en a pas besoin, à la fois parce que ses effectifs sont faibles et parce que la caractéristique première de son moyen de transport tient justement en ceci qu'il n'a guère besoin d'espace : cette politique contribue aussi à sélectionner ceux qui vont habiter la ville. Le vélo n'est pas seulement un mode de transport interdit, faute d'aptitudes physiques, à nombre de citoyens ; c'est aussi, en diminuant drastiquement la distance qu'il est possible de parcourir, l'arme absolue de la gentrification, ce processus de colonisation des quartiers déshérités, mais centraux, par de nouveaux venus bien plus aisés que ceux qu'ils remplacent.
Marie-Hélène Bacqué décrit bien, avec la situation un brin paradoxale du quartier de la Goutte d'Or, la manière dont fonctionne la gentrification, œuvre consciente de nouveaux propriétaires appartenant aux professions intellectuelles moyennes et supérieures, enseignants, universitaires, journalistes, mieux pourvus en capital intellectuel et social qu'en capital physique, et qui, camouflant leurs intentions sous des prétextes divers, participent activement à la mutation d'un quartier qui fut le prototype de l'habitat populaire parisien vers un environnement plus conforme à leurs désirs, et à leurs intérêts. Installés dans un quartier central, à portée de métro de leur lieu de travail, à portée de vélo des commerces et des loisirs, ceux-ci font d'autant mieux les affaires de la municipalité qu'ils ont avec elle bien des points communs, à commencer par l'orientation partisane. Principaux bénéficiaires de sa politique, ils sont ainsi les meilleurs alliés d'une mairie qui, se cachant à peine, met en place de façon continue, depuis dix ans, le plus vaste programme de ségrégation spatiale que cette ville ait connu depuis la rénovation au bulldozer des années 1960 et 1970, avec le relogement des parisiens expulsés dans des cités HLM de la ville de Paris, à La Courneuve