Dans ce monde où la corruption des principes démocratiques semble désormais figurer en première place parmi les objectifs de ceux-là mêmes qui ont été élus pour les défendre, les mauvais coups se perpètrent désormais au grand jour, et sans que presque personne ne s'en émeuve. Le triomphal communiqué du ministère de l'Intérieur, le sobre et désolant décret qui justifie un tel enthousiasme ne seront ainsi parvenus à la connaissance du grand public que par une brève dépêche de l'AFP, et par un article du journal officiel de l’Élysée. En quelques lignes, pourtant, la première décision du nouveau cabinet Fillion vient d'anéantir quarante ans de politique de sécurité routière.
Inaugurée en 1975 par la création d'un Comité interministériel de sécurité routière, se réunissant une à deux fois l'an et chargé de définir les grandes lignes de la politique à suivre, ainsi que d'un secrétariat permanent dont le responsable, aujourd'hui Délégué interministériel, disposait, en réalité, et à l'origine, du pouvoir de mener ses affaires comme bon lui semblait, la doctrine publique en la matière a toujours su préserver certains équilibres fondamentaux, en assurant notamment, sous la tutelle du Premier ministre, président du CISR, une large participation de tous les ministères concernés par la question, y compris la santé, l'industrie, ou l'éducation. Dans les faits, pourtant, l'équipement et les transports, et le corps des ingénieurs des Ponts, faisaient tourner la boutique, grâce notamment au rôle joué par les seuls agents de l’État qui passent leur vie sur la route, les fonctionnaires des DDE. Et si le secrétariat à la sécurité routière échappa assez vite au corps des Ponts, du moins celui conserva-t-il un poste plus technique, de création plus récente, l'Office chargé d'établir études et statistiques, et le bilan annuel de la sécurité routière. La complexité de cet objet toujours singulier, l'accident de la route, la multiplicité des causes qui président à son apparition, la diversité des acteurs qui prennent en charge ses conséquences justifient pleinement à la fois une large participation de tous les ministères concernés, et une certaine prééminence des transports et de l'équipement, dont tous les organes techniques, les CETE, le CERTU, ont toujours, à un moment ou un autre, à voir avec l'accident. C'est cet équilibre, ancien, pragmatique, relativement dégagé des considérations politiciennes, plutôt porté vers l'intérêt général, qui vient d'être détruit ; on peut raisonnablement imaginer pourquoi. On peut aussi redouter les conséquences de cette décision.

Il serait, évidemment, bien naïf de postuler une quelconque neutralité d'une politique de sécurité routière marquée dès le départ d'un fort biais répressif, même si, pendant longtemps, on a pu distinguer une politique de droite, hiérarchique, autoritaire, répressive, d'une politique de gauche, horizontale, participative, éducative. Mais la baisse continue d'une mortalité qui doit d'ailleurs fort peu à la politique en question allait, au milieu des échecs de toute sorte, faire de la sécurité routière un symbole de réussite, la transformer donc en un capital beaucoup trop précieux pour être abandonné aux mains de seuls techniciens. La popularisation de quelques explications rudimentaires, l'alcool et la vitesse, le rôle de media strictement hétéronomes, relayant sans le moindre recul le discours officiel, transformant des accidents statistiques purement aléatoires en un drame national digne des gros titres et des ouvertures de journaux télévisés renforçaient par contrecoup un pouvoir pourtant à l'origine de cette publicité dans sa conviction qu'il tenait là un de ces thèmes majeurs, en mesure de faire gagner les élections. Et puisque l'affaire paraît mal engagée et que les échéances approchent, le long travail de l'Intérieur qui, toujours, a cherché à obtenir une plus grosse part de cette mission interministérielle touche enfin au but. L'objectif est déterminé, 3 000 morts sur les routes en 2012, soit 25 % de moins qu'aujourd'hui, et les pleins pouvoirs sont donnés à celui qui les réclamait depuis longtemps, Brice Hortefeux. Remplaçant désormais le Premier ministre à la tête du Comité de sécurité routière, récupérant l'ensemble des services jusque là assurés par les Transports, à l'exception, il faut bien le reconnaître, de l'entretien des routes, le ministre de l'Intérieur ne se contrôle plus : se réjouissant de se trouver aux commandes d'un ministère aux capacités d'action sans précédent, et qui montre à ceux qui en doutaient encore qu'il existe bel et bien un État policier dans l’État, il termine son communiqué, singeant Ben Franklin, en affirmant que la sécurité est la première des libertés. A l'évidence, sa flèche du Parthe vise ces robes noires si soucieuses de la défense des libertés publiques.

Mettre à bas un édifice, et des équilibres, construits sur quarante ans ne restera pas sans conséquence. Pour l'heure, subsistent des incertitudes : que deviendra l'ONISR, toujours dirigé par un ingénieur des Ponts, qui assurait une raisonnable qualité, et une large diffusion, à un travail statistique pourtant dépendant du mauvais vouloir des agents de l'Intérieur, policiers et gendarmes, qui ont toujours maltraité cette mission qui consistait à remplir des bulletins statistiques à partir des procès-verbaux d'accidents ? Que va-t-il arriver au Registre du Rhône de Bernard Laumon, seul source statistique indépendante en matière d'accidents de la route, qui assure un suivi systématique des accidents dans le département du Rhône grâce à la coopération de médecins hospitaliers dont on peut se demander quelle attitude ils adopteront, maintenant qu'ils rendront leurs comptes à l'Intérieur ? Que restera-t-il, en somme, en termes de fiabilité et d'indépendance, maintenant que l'Intérieur contrôle tout, et qu'il a tout intérêt à redresser ses statistiques dans le sens qui convient au pouvoir, et personne pour l'en empêcher ?

Dans l'affaire, les motards, au moins, ne souffrent guère de l'incertitude, eux qui occupent la première place dans les catégories à réprimer en priorité. Adieu, sûrement, aux quelques opérations menées conjointement avec la Sécurité Routière, comme les relais Calmos ou la participation à des journées éducatives. Sur ce second point, on sait, avec la Préfecture de police de Paris, à quoi s'attendre. Adieu, bien sûr, au réseau des M. et Mme Moto, de toute façon moribond depuis la dissolution des DDE. Terminée, vraisemblablement, cette concertation bien chaotique, et pas très neuve. On attend, à l'inverse, une hystérie répressive, une explosion de la traque et du piégeage, un renforcement de la stigmatisation, une inlassable inventivité règlementaire, une miraculeuse multiplication des arrêtés prohibitionnistes et des circulaires assassines, tout l'arsenal qu'il faut, en somme, pour venir à bout des dernières résistances. On attend aussi, avec intérêt, la façon dont le nouveau responsable de la Sécurité Routière parviendra à expliquer la forte baisse de la mortalité des motocyclistes, qui restera comme le fait majeur de l'année 2010. Mais il ne faut pas se le cacher : c'est la guerre.