Pour introniser un super-ministre, il fallait bien une hyperloi. Depuis hier, LOPPSI version 2 n'attend donc plus qu'un petit détour par le Sénat avant d'être adoptée. S'il faut mesurer la puissance d'un ministère à l'hétérogénéité des champs qu'il réussit à embrasser dans sa large étreinte, alors Brice Hortefeux mérite bien d'être qualifié d'hyperflic. De l'exploitation et du traitement automatisé de données nominatives à la généralisation sur la voie publique de la vidéosurveillance privée, du filtrage des contenus accessibles sur l'Internet à la confiscation des vraies contrefaçons, de l'expulsion des trublions ferroviaires au démantèlement des campements illégaux, et jusqu'à cette pratique aussi peu gênante que, de tous temps, caractéristique des populations les plus fragiles qu'est la vente à la sauvette, rien n'échappe à l'oeil d'aigle et à la poigne sévère du surveillant en chef. Les spécialistes du domaine pénal retrouveront sans doute dans ce catalogue de mesures très préoccupé de machines et d'automatismes une influence majeure, celle des doctrines du tout récent INHESJ. Et pour les sociologues plus ordinaires, ce texte sera l'occasion de s'interroger, à partir de deux cas d'espèce, sur le rôle des parlementaires, et leur capacité à agir sur les textes qu'ils ont comme fonction de voter, sur ce qui devrait constituer, en somme, pour un observateur naïf, le cœur de leur métier.

L'article 28 bis modifie le L.223-6 du code de la route en remplaçant trois ans par deux dans son premier alinéa, et un an par six mois dans son second. Difficile de faire plus sobrement état d'une défaite, puisque cette mesure, combattue par la gauche, et qui prévoit que l'auteur d'une infraction routière passible d'un retrait de points retrouvera, en l'absence de récidive, l'intégralité de son capital de douze points en deux ans au lieu de trois et, s'il n'en perd qu'un seul, en six mois et non plus douze a dû affronter l'hostilité gouvernementale aussi bien les flammes de l'enfer que vous promettent les bien-pensants. Il a fallu négocier : né sur les bancs du Sénat dans une version plus libérale, le nouvel article du code de la route ne doit sa survie qu'à une rédaction plus restrictive, et au blanc-seing accordé du bout des lèvres par le ministre de l'Intérieur. Pourtant, si minuscule soit-il, il s'agit peut-être d'un moment historique. Pour la première fois en trente ans, cette politique de sécurité routière qui n'avait connu d'autre logique que le renforcement des sanctions trouve une limite posée par un parlement qui n'a que très rarement eu son mot à dire sur la définition de la politique en question. Chaque année, le système du permis à point sanctionne de l'ordre de six millions de personnes : on ne prend guère de risques à imaginer le défilé des plaignants dans les permanences parlementaires, menacés de perdre leur emploi pour quelques km/h en trop, menaçant de changer leur vote si leurs doléances restent sans effet. Représenter le peuple dans sa plainte ordinaire, voilà un domaine que les élus jugent être de leur ressort, et une cause qui mérite de défier l'autorité du gouvernement, et de l’Élysée.

Le contraste avec le débat autour de ce fameux article 4, celui dans lequel une autorité administrative pourra ordonner aux opérateurs du réseau d'empêcher l'accès à des services diffusant des "représentations de mineurs à caractère manifestement pornographique" n'en sera que plus flagrant. Là encore, la critique vient des bancs d'une droite soutenue par Patrick Bloche, le spécialiste de la question au Parti Socialiste : Laure de La Raudière, normalienne, ingénieur Telecom, Lionel Tardy, BTS informatique, dirigeant d'une PME d'équipement informatique, qui expliquera plus tard la raison de son abstention, au même titre qu'un Jean Dionis, centralien et qui, lui, votera contre, partagent une même expertise de TCP/IP au nom de laquelle ils interviennent sur deux fronts, technologique, et constitutionnel. Leurs arguments techniques, que l'on retrouve dans un article très informé d'une association de protection de l'enfance, relèvent l'inanité d'un dispositif matériel qui, comme HADOPI, ne pourra dissuader qu'un contrevenant d'occasion alors même que, dans ce domaine précis, celui-ci n'existe pas. Les arguments juridiques portent sur cette vanité qui conduit, une fois de plus, à essayer de confier à une autorité administrative les prérogatives du juge. Leurs arguments sont précis, pondérés, pertinents ; il viennent du camp de la majorité. Que le ministre de l'Intérieur les accueille d'un parfait mépris, ne se donnant même pas la peine de répondre aux pressantes questions de Laure de La Raudière, ne témoigne pas seulement de la haute estime qu'il voue à ses députés, lorsque ceux-ci manifestent un peu d'indépendance : ce silence montre aussi que ces objections sont parfaitement connues du pouvoir, et que sa stratégie consiste à passer outre.
Stanley Cohen, dans son ouvrage séminal qui s'appuie sur un travail de terrain mené lorsque les affrontements entre Mods et Rockers, au milieu des années 1960, mirent un peu d'animation sur les plages de Brighton et de Margate, inventa la notion de folk devils. Il montre comment, en particulier grâce à la presse grand public, les tabloïds en Grande-Bretagne, le journal télévisé et ses sujets de société chez nous, les activités, déviantes, voire délinquantes, de quelques catégories sociales étroites et récurrentes vont acquérir la dimension d'un drame national, valoir comme symptôme d'une société malade, et impliquer une réaction ferme des pouvoirs publics. Les articles de la nouvelle loi mettent en scène deux catégories de ce genre, les chauffards, et les pédophiles ; mais le traitement dont il seront l'objet prendra des directions diamétralement opposées. Pour justifier leur article 28 bis, les députés vont, dans le continuum des infractions routières, inventer une séparation entre les chauffards, ces délinquants d'habitude, et le monde des honnêtes gens simplement coupables d'une négligence passagère, dont il faut favoriser la rédemption. À l'inverse, l'article 4, afin de poursuivre d'autre délinquants aguerris, va construire un système de contrôle opaque, à base de listes noires secrètes, et qui, pour l'instant à l'état de prototype, connaîtra bientôt son premier test, le Conseil constitutionnel. Réaménagé selon les besoins, il poursuivra ensuite une carrière qui permettra enfin, au-delà du prétexte des consommateurs de fichiers pédophiles, de surveiller l'Internet, cet immense enfer de folk devils de toutes espèces, ce réseau innommable qui n'est que danger pour la jeunesse, et de punir les déviances au cas par cas. Attendons donc ce jour prochain où l'on poursuivra les atteintes virtuelles au drapeau national, et où les contenus seront filtrés d'après le mot-clé "dirty". Ah, fallait pas intituler ce maudit billet topless, fallait pas.