La faculté de produire quantité d'énoncés consacrés aux sujets les plus variés mais qui, sous une apparente singularité, cachent à peine des thématiques, des modes de pensée, des façons d'organiser les discours tellement récurrents et stéréotypés qu'ils deviennent la cible des caricaturistes les mieux au fait de ses travers n'est pas propre au monde universitaire. Qu'elle soit grand public ou spécialisée, la presse aussi fait une abondante consommation de ces structures prédéfinies, manières de faire qui donnent un peu l'impression que la grille précède l'événement et que, lorsque celui-ci se produit, le travail du journaliste se limite à remplir les cases de ce contenu révélé jour après jour. Si les cases pleines sont en nombre suffisant, si la valeur de leur contenu est assez forte, alors il obtiendra à coup sûr une de ces bonnes histoires qui intéressent le public et, à défaut d'assurer les tirages, remplissent les colonnes avec autre chose que la chronique météorologique. À cette bourse des valeurs à peine particulière, tous les sujets, bien sûr, ne sont pas égaux ; et peu, sans doute, auront autant d'impact, en tant que scandales, parce qu'ils concernent la santé et qu'ils mettent en cause les pouvoirs publics, que les scandales de santé publique. À ce titre, le dernier en date, celui du Mediator, permet, et a permis, en très peu de temps, de remplir un si grand nombre de ces cases que l'on doit tutoyer des records.

L'universitaire, même si les preuves de vie intellectuelle que l'on réclame de lui en permanence le conduisent trop souvent à s'abandonner au superficiel et au déjà-vu, se distingue au moins du journaliste en ceci qu'il a besoin de fonder scientifiquement ses arguments. Dans l'affaire du Mediator, le rôle du savant est tenu par les épidémiologistes de l'Agence Française de Sécurité Sanitaire, laquelle surveille et évalue les risques associés aux médicaments. Même ceux qui ont toujours détesté les sciences naturelles peuvent trouver sur le site de l'organisme public par définition le mieux informé sur la question des éléments intéressants. Les alertes, d'abord : comme avec l'Autorité de Sûreté Nucléaire, elles sont permanentes. Distinguer le danger de l'aléa sans importance reste une affaire d'expert. Mediator, quant à lui, a droit à son dossier spécial, vraisemblablement constitué après la publicisation du scandale, mais dont l'élément le plus ancien date de 2005, et qui comprend un récapitulatif qui vaut comme justification. On y trouve aussi ces études conduites sur des cohortes de patients pour la Caisse d'assurance maladie et publiées en novembre, et qui avaient constitué le problème en affaire puisque, avec elles, on passait de la méthode - la comparaison entre les malades traités avec le Mediator et ceux qui avaient bénéficié d'autres thérapies, laquelle permettait de conclure dans le premier cas à une surmortalité que l'on pouvait raisonnablement attribuer à la prise de ce médicament - au bilan - ce raccourci qui efface la très longue chaîne des événements intermédiaires pour non seulement rapporter directement la cause à l'effet, mais plus encore quantifier celui-ci grâce à cette variable autrement plus certaine qu'une probabilité, autrement plus parlante qu'un calcul, définitive, assimilable, et irréfutable, un nombre de morts. Ce nombre, c'est la matière première du journaliste, et du politique, faute de laquelle son travail ne produira pas d'effets : et on ne trouvera sans doute pas de meilleur exemple du monde qui sépare le scientifique du journaliste ou du politique que cette question qu'ils lui adressent sans cesse, réclamant les vrais chiffres, le bilan exact, et à laquelle il ne peut répondre autrement qu'en rappelant que tout dépend de la manière de compter.

L'AFSSAP, en somme, résiste, et ne publie rien d'autre que des données destinées à un public de spécialistes et qu'il faudra utiliser, interpréter, traduire et compléter pour enfin commencer à remplir les cases de sa grille, et construire ce problème de santé publique. Mais la presse sait diversifier ses ressources, et va trouver une mine d'or en fouillant le passé de ce laboratoire peu connu, puisqu'il s'agit d'une entreprise familiale à la structure un peu spéciale, et en dépit de sa conception assez idiosyncratique du communiqué de presse. Mais puisqu'il ne veut rien dire, c'est forcément qu'il a quelque chose à cacher, par exemple ces petits arrangements avec les autorités qui permettent aux sociétés françaises de faire prendre en charge par la collectivité le remboursement de médicaments dénués d'effet, arrangements qui, justement, déficit oblige sont, comme les avantages fiscaux, en voie de disparition. À peine besoin de creuser, et le trésor apparaît dans toute sa splendeur : ancien conseil du laboratoire incriminé, Nicolas Sarkozy a même décoré son fondateur. Là, on coche deux cases d'un coup, l'implication indéniable du Président et cette Légion d'Honneur devenue, depuis l'affaire Woerth, le marqueur biologique du trafic d'influence : on les tient, tous, ensemble.
Mais l'affaire possède une autre propriété particulière : dans l'étude menée pour la CNAM, le taux de féminité de la cohorte analysée, caractérisée par une prise du médicament durant l'année 2006, était de 73 % ; si l'on s'intéresse aux seules classes d'âge comprises entre 25 et 59 ans, il montait à 75 %. Détourné de son usage initial d'anti-diabétique, le Mediator était en effet prescrit dans le cadre de régime amaigrissants, principalement donc à cette partie de la population qui se soucie de son poids, les femmes. Et un démon populaire entre ici en scène et vient occuper plusieurs cases à la fois, cette médecine dévoyée qui se soumet à la contrainte sociale pour remodeler les seins des adolescentes et corseter l'estomac des femmes plus âgées.

Entre soupçon politique, affaire louches et victimes désespérées, on retrouve les étapes d'un schéma déjà connu et longuement analysé, par Nicolas Dodier quand il s'intéresse aux victimes d'une autre substance mortelle et superflue, l'hormone de croissance, ou Francis Chateauraynaud qui décrit le processus du scandale de l'amiante, prototype du genre et pourtant grand absent des dénonciations médiatiques. Les récits de l'amiante et du Mediator sont pourtant comparables : un doute qui nait progressivement dans le corps médical, une inertie réelle ou supposée des pouvoirs publics, une industrie mortifère, le scandale, la dénonciation, les morts. Mais le Mediator met en scène des figures familières, urbaines, féminines, encore jeunes, et dont les troubles et leurs remèdes, de l'anorexie à la boulimie, de la chirurgie esthétique au régime à la mode et aux abus du bronzage, sont, pour la presse, d'évocation quotidienne. Le problème de l'amiante, dont l'extension à l'espace domestique a échoué, reste étranger, incarné qu'il est pour l'essentiel par une population d'hommes, ouvriers peu qualifiés d'industries aujourd'hui disparues et habitant des zones déshéritées. Avec ses à-côtés politiques et économiques et ses victimes si proches, le Mediator, c'est une très bonne histoire ; les dizaines de milliers de morts de l'amiante, c'est juste une statistique.