Grand amateur de performance et plus encore de moyens de la mesurer, l'univers des grosses capitalisations boursières fait, une fois de plus, l'objet d'un classement dans l'édition de mardi du quotidien de référence pour ce monde-là, Les Échos. Limité aux sociétés du CAC40, ce palmarès distingue de manière dichotomique gagnants et perdants ; mais même s'il s'appuie sur leurs performances financières, le résultat a pourtant tout du jeu de hasard : à partir des données que l'on possède sur les critères qui présideront à son versement, le quotidien dresse en effet la liste des entreprises qui seront contraintes de distribuer à leurs salariés une prime assise sur leurs dividendes de 2010, mais aussi de celles qui, en fonction des mêmes critères, en seront exemptées. Autant dire que, derrière les simples calculs qui justifient cette partition, la rédaction se livre en fait à son sport favori, le persiflage insidieux. Difficile d'exposer de manière plus claire qu'avec cette démonstration par l'absurde à la fois la totale ineptie du dispositif tel qu'il est ainsi conçu, et les profondes injustices qu'il va générer pour les salariés, mais aussi pour les actionnaires.

Pourtant, au départ, c'est simple : les entreprises qui, au titre des résultats de l'année 2010, distribueront des dividendes supérieurs à ceux de la moyenne des deux exercices précédents auront obligation de verser une prime à leur salariés. Prenant le gouvernement au mot, retenant comme critère le montant du dividende par action, la rédaction des Échos dresse alors sa liste, et les gagnants, par ordre alphabétique, sont : Bouygues, Carrefour, Crédit Agricole, France Telecom, Total, Veolia, Vivendi, toutes sociétés qui ne seront pas redevables de la moindre gratification à l'égard de leurs salariés au titre de cette disposition nouvelle. Ce n'est pas que ces fleurons de la cote ne rétribuent pas leurs actionnaires ; ce serait même plutôt le contraire puisque, lors des deux années difficiles des exercices 2008 et 2009, ils ont malgré la tempête maintenu constant le versement de leur dividende. Mais comme, pour la troisième année d'affilée, celui-ci reste stable, la condition de base pour l'obligation de prime ne se trouve pas remplie : c'est ce qu'il fallait démontrer, et les Échos y parviennent de façon magistrale. D'autres, comme Accor, passent au travers du fait d'avoir eu la bonne idée de se couper en deux, entraînant ainsi une forte diminution du périmètre d'activité ou, plus simplement, avec Alcatel-Lucent, parce que leurs actionnaires ont depuis des années oublié à quoi diable un dividende peut bien ressembler. En tête des perdants, on citera Renault et, dans une moindre mesure, Natixis, qui renouent avec la pratique d'un modeste dividende après deux années blanches, et seront donc dès lors soumises à l'obligation gouvernementale, un fait dont leurs actionnaires restés à bord en pleine bourrasque et quoi qu'il leur en ait coûté apprécieront la profonde ironie à sa juste valeur.
Très accessoirement, on se permettra de rappeler que l'attribution des résultats de l'année précédente se décide, formellement, lors des assemblées générales des actionnaires qui, le plus souvent, se déroulent au printemps et que, pour l'essentiel, les dividendes sont versés avant le mois de juin. Or, quelle que soit la promptitude à agir d'un législateur en état d'urgence électorale, on voit mal comment il pourrait ne pas arriver après la bataille : le partage des dividendes deviendra ainsi obligatoire alors même qu'il ne restera plus rien à distribuer. On attend dès lors avec impatience l'exposé du subtil mécanisme grâce auquel le gouvernement réussira à faire rendre les sous.

A moins, bien sûr, que l'on n'ait rien compris. La référence au versement de dividendes n'intervient peut-être pas d'un point de vue technique, posant comme but le détournement d'une partie de ce qui est versé aux actionnaires au profit des salariés. Les dividendes valent peut-être comme un genre d'attestation de mauvaise mœurs, comme la trace impudente, puisqu'elle s'exprime au grand jour et en toute légalité, d'un trafic honteux, livre d'argent sale prélevée sur la chair des travailleurs, deniers mal acquis puisqu'il sont le fruit d'un travail respectable auquel seuls d'autres sont astreints. Née dans le cerveau présidentiel, cette façon de justifier un cadeau électoral sans impact sur les finances publiques a déjà une petite histoire. Apparue sous l'idée d'un partage en trois des excédents d'activité, elle a alors momentanément sombré lorsque l'on s'est aperçu, vraisemblablement à la plus complète stupéfaction du pouvoir, que les dividendes représentaient déjà, en moyenne, un tiers de ces excédents, et que le tiers que l'on souhaitait réserver aux salariés serait pris sur la part que l'entreprise conserve pour financer ses investissements. Le sage, alors, prenant conscience aussi bien de la complexité insoupçonnée de la vie économique que de sa propre ignorance, aurait sans doute renoncé ; le Président, lui, continue, et a donc inventé cette relation de cause à effet entre croissance des dividendes et prime obligatoire. On ne savait pas l'ami des riches à ce point ignorant des mécanismes mêmes par lesquels se constitue la richesse ; et on le découvre, en fait, tout imprégné d'infantilisme marxisant.
Cette volonté d'amarrer le clientélisme à la vie des entreprises et de le faire dépendre de leurs exercices comptables contient ses propres germes de destruction. Abonder dans le discours stigmatisant le grand méchant capitaliste mondialisé, Carrefour l'accapareur, Total le spéculateur, France Telecom l'esclavagiste, imaginer un mécanisme redresseur de torts et découvrir que, de la façon dont il est conçu, y échapperont précisément les plus coupables, ceux-là même qui, ayant privilégié durant la crise l'intérêt de leurs actionnaires, les ont protégés de ces risques qui sont l'essence et la vertu du capitalisme, alors que ceux qui, comme Renault, ont à l'inverse joué le jeu en ne versant pas de dividende durant les années difficiles seront de ce fait soumis à double peine, devrait suffire à désespérer Grenelle et Bercy. Et les clameurs qui retentiront lorsque sera rendue publique la très courte liste des bénéficiaires, les injustices qui en découleront, le mécontentement unanime qui scellera l'union sacrée des syndicalistes et des actionnaires se feront, peut-être, entendre jusqu'à l’Élysée.