Les apprentis sociologues le savent bien, eux qui profitent des sages mises en garde de leurs aînés, la large diffusion d'un certain degré de culture scientifique, conséquence de la démocratisation des études supérieures, ne va pas sans générer quantité d'effets pervers, lesquels seront particulièrement sensibles pour les spécialistes d'un domaine qui parvient difficilement à impressionner qui que ce soit, celui des sciences humaines et sociales. Puisque certains n'ont besoin que de quelques lectures pour tout savoir et tout comprendre, faire valoir un point de vue singulier non pas d'autorité, mais parce qu'on est en mesure de démontrer de manière un peu convaincante sa validité, se révèle bien plus compliqué que pour les heureux spécialistes de ces disciplines où l'alignement de quelques équations suffit le plus souvent à faire régner l'ordre. Et pourtant, elles aussi souffrent d'un effet pervers qui leur est propre, et qui tient justement à la réputation d'infaillibilité du chiffre. Si la rigueur de la démonstration physique ou mathématique peut fort bien se contenter, comme le rappelle Dave, d'une unique preuve, l'appareil mathématique sert aussi à produire ces données fragiles dont la validité dépend étroitement du strict respect de contraintes précises, les statistiques. En de mauvaises mains, celles du politique le plus souvent, ce système de fabrication de preuves peut à la fois abuser le citoyen ordinaire et servir le discours intéressé du journaliste tout en se révélant totalement invalide. Pourtant, démontrer cette propriété n'est pas chose facile, tant comprendre l'erreur implique une pratique des outils théoriques qui commandent la validité des données en question, pratique qui fait précisément défaut au profane, ce pourquoi il se laisse si facilement abuser. Heureusement, il arrive parfois que, lorsque son désir de justifier une décision de façon à la fois élémentaire et argumentée, ce qui dans le monde scientifique va rarement de pair, se révèle trop fort, quand sa volonté d'instrumentaliser le chiffre se révèle trop puissante, quand sa conviction devient si catégorique qu'elle finit par ne plus être qu'une croyance, le politique se laisse aller à publier des éléments si rudimentaires et si péremptoires qu'ils se réfutent d'eux-mêmes, sans grand besoin d'une aide extérieure : ainsi en est-il de la dernière campagne de la sécurité routière, qui fait la promotion du radar automatique comme arme de sauvegarde massive.

La plaquette éditée à l'occasion fournit un matériau d'analyse d'une étonnante richesse, et d'abord par sa mise en page : on s'en rend immédiatement compte, elle ne comporte pas quatre pages, mais deux fois deux : sur les deux premières, les arguments, sur les deux suivantes, les preuves. L'argument, de prime abord, est uniquement d'autorité : les radars sauvent des vies. À ce stade, certains petits malins ont déjà fait remarquer que leur pouvoir, au mieux, se limite à retarder l'heure de la mort alors que d'autres se demandent comment ces humbles boîtes réussissent à prendre en charge des blessés pour les conduire à l'hôpital. Mais puisque la publication vise à convaincre rationnellement, elle s’accompagne immédiatement d'une preuve qui, pourtant, elle aussi, a de vrais airs d'argument d'autorité : 1 % de vitesse en moins, c'est 4 % de morts en moins*.
La preuve se trouve en fait sous l'astérisque : malheureusement, se contentant de convoquer en tous petits caractères l'accidentologie mondiale et l'OCDE en particulier, elle ne comble pas vraiment le scientifique. Certes, celui-ci n'ignore pas que cette noble institution, à ses moments perdus, se préoccupe aussi d'accidentalité ; mais ses gros bataillons de statisticiens ne l'empêchent pas de produire des documents qui, entre autres, déplorent une hausse de 100 % de la mortalité des motocyclistes en Islande d'une année sur l'autre. En effet, en 2008, les routes de l'île volcanique ont connu un accident mortel de motocycliste et, en 2009, deux. Pourtant, une recherche approfondie permet, sinon de retrouver l'étude qui démontre cette magnifique relation linéaire, du moins de s'en approcher : elle a été produite en 1982 par Göran Nilsson, s'appuie exclusivement sur la situation suédoise et semble essentiellement viser à produire une formalisation mathématique à partir de paramètres dont on ignore tout, mais dont on peut légitimement douter qu'ils prennent en compte, par exemple, les considérables progrès en matière de sécurité passive qui ont vu le jour depuis trente ans. Cette preuve scientifique, en d'autres termes, n'a sans doute pas plus de validité que cette autre vérité incontestée qu'évoquait Jean Chapelon, et qui "paraissant alors comme vraisemblable, avait été répété(e) sans autre forme de procès pendant des années".

Mais la plaquette ne se contente pas de ces assertions simples, propres surtout à alimenter les conversations de bar, et les débats télévisés ; ses deux dernières pages contrastent de manière saisissante avec les deux premières, puisqu'elles fourmillent d'éléments épars, rappels réglementaires, taxinomie des boîtes, preuves d'efficacité soigneusement sélectionnées. Elle comprennent aussi cet élément sans lequel aucune démonstration statistique ne saurait être complète, un graphique chronologique, lequel présente deux courbes : la première retrace une évolution des vitesses moyennes dont on a démontré par ailleurs à quel point sa méthode était désespérément biaisée, la seconde offre en regard la baisse de la mortalité. On pourrait, certes, comme de coutume, s'interroger sur les relations entre corrélation et causalité, mais cette seconde courbe, systématiquement reprise dans les publications de la sécurité routière, mérite qu'on s'y arrête. En pratiquant un subtil lissage, elle met en valeur la forte rupture qui court de mai 2002 à décembre 2003, puisque la mortalité baisse bien plus brutalement entre ces deux bornes qu'ensuite, ou avant ; bien sûr, la sécurité routière attribue cette cassure à l'effet des radars. Hélas pour elle, sa preuve contient la dénonciation de son invalidité, et se révèle n'être qu'une magnifique aporie, puisque c'est précisément fin 2003 que les premiers automates entreront en service : en adoptant sa logique, on se doit de conclure que leur effet a donc été contre-productif.
Puisqu'il tenterait en vain de falsifier la chronologie, le document de la sécurité routière justifie la rupture par la simple annonce de la mise en œuvre de cette nouvelle politique. Mais, si l'effet symbolique se montre bien plus efficace que l'effet réel, pourquoi ne pas s'en contenter, et s'épargner l'installation de dispositifs aussi coûteux qu'inefficaces ? D'autres, plus sérieusement, s'interrogent sur les causes réelles de cette évolution, et ne peuvent que découvrir à quel point elles sont complexes, hypothétiques, et difficiles à démontrer. Mais un tel travail scientifique fonctionne exactement à l'inverse de ce dont la sécurité routière a besoin, puisqu'elle ne réclame rien d'autre que des preuves dont la scientificité factice peut être opposée au profane et qu'elle pourra tordre à volonté et selon ses besoins, et parfois en dépit du plus élémentaire bon sens : l'accidentologie offre ainsi un parfait exemple de ce que peut être une pseudo-science ou, en d'autres termes, une science délibérément inexacte.