Parfois, un acteur que l'on n'attendait pas se permet de jouer un bien mauvais tour au blogueur sarcastique. La Préfecture de Police qui, entre autres occupations ridicules, adore distribuer des bons points à ces méchants motocyclistes qui les méritent si peu et se mettre en scène en territoire ennemi à grand renfort de cascades et d'hélicoptères, publie aussi un bilan annuel de l'accidentalité routière qui couvre le territoire dont elle a la charge, l'ancien département de la Seine. Il s'agit d'habitude d'un travail fort maltraité, largement incohérent, partiel, et grossièrement partial, au point de rendre un peu trop aisée la tâche du critique, mais, aussi, d'échouer lamentablement dans ce qui devrait être son seul objectif, fournir une information statistique exploitable. Or, cette année, tout change : pour la première fois, les catégories d'usagers se trouvent nettement séparées, et les deux-roues motorisés bien distingués puisque l'on ne mélange plus cyclomoteurs, scooters et motos et que, même, avec sans doute une petite idée derrière la tête, on fournit quelques chiffres qui concernent les seuls utilsateurs de MP3. Pour la première fois aussi, on dispose de données sociométriques certes succinctes, âge et sexe des victimes, mais qui permettent de comprendre un peu mieux qui, à Paris, est blessé ou tué dans un accident de la circulation, dans quelles circonstances, et à cause de qui. De quoi, en somme, même de façon rudimentaire et hypothétique, faire un peu de sociologie. Pour un peu, on en viendrait à croire que la Préfecture est abonnée à dirtydenys.

Ainsi la répartition des victimes par tranche d'âge permet-elle de tracer une opposition entre inactifs - les moins de 17 ans et, surtout, les plus de 60 ans représentent au total 53 % des piétons hospitalisés et, pour la seconde catégorie, en raison de leur vulnérabilité physiologique, 78 % des piétons tués - et actifs, qui, eux, sont sur deux-roues - 75 % des cyclistes hospitalisés, 78 % des utilisateurs de deux-roues motorisés appartiennent à cette bien trop vaste classe d'âge qui court de 25 à 59 ans. Plus intéressante, sans doute, la répartition par sexes : on retrouve parmi les blessés légers, seule catégorie suffisamment fournie pour présenter des effectifs significatifs, une proportion importante de femmes chez les cyclistes - plus du tiers - et, plus encore, chez les piétons où elles sont largement majoritaires. Puisqu'on roule rarement à deux en vélo, on mesure ici assez exactement la féminisation de ce mode de transport ; mais pour les piétons, ce que l'on mesure, c'est la classique déformation de la pyramide des âges en faveur des femmes et en fonction du vieillissement. Tout cela, en somme, se révèle fort trivial, ne fait que confirmer ce à quoi on pouvait s'attendre et, par manque de détails, ne permet pas d'aller bien loin. Ces tableaux, par contre, se révèlent plus utiles dès que l'on s'intéresse de plus près à une catégorie spécifique d'usagers, en l'occurrence, et cela n'étonnera personne, aux deux-roues, mais pas uniquement à ceux qui possèdent cet élément indispensable, un moteur.

Ils permettent, d'abord, d'établir une échelle de vertu, en rangeant les usagers selon leur taux de responsabilité présumée, et en laissant de côté les conducteurs de la RATP, toujours hors concours avec un taux systématiquement très bas. ici, la régularité est forte puisqu'on retrouve en tête toujours le même trio - cyclistes, scooteristes, motards - même si, cette année, l'ordre change puisque les conducteurs de 125 cm³, ces transfuges de la bagnole, cibles des sarcasmes des motards, objets de stigmatisation de la part des automobilistes, occupent, avec 38,2 %, la première place du classement et se retrouvent donc en position de responsabilité dans à peine plus d'un accident sur trois. Suivent ensuite cyclistes et motards, puis les automobilistes à peu près à l'équilibre, les cyclomotoristes, et les piétons. Avec un taux de responsabilité qui approche des 53 %, ces vieilles dames sont décidément bien loin de la dignité qu'on leur attribue si généreusement. Heureusement, la récente modification du code de la route qui les autorise à traverser la rue à peu près n'importe où et dans n'importe quelles conditions devrait bien améliorer les choses, et réconcilier statistiques et idéologie. Toujours en queue de classement, et avec des taux de responsabilité en hausse, les conducteurs professionnels, d'utilitaires, et surtout de poids-lourds dont le taux de responsabilité atteint presque 59 %. Si complaisante quand il s'agit de détailler les actions qu'elle conduit auprès des écoliers et des retraités, si active dans une répression qui frappe en priorité les conducteurs de deux-roues motorisés mais n'oublie pas les cyclistes, la Préfecture reste totalement muette sur la question des poids-lourds : il lui serait, sans doute, difficile d'avouer que, de la manière dont elle procède aujourd'hui, elle poursuit en priorité les moins coupables.
Mais son rapport recèle d'autres éléments intéressants. Il autorise ainsi une petite comparaison entre cyclistes et deux-roues motorisés, que l'on peut développer dans divers domaines, en commençant par celui du risque. En prenant les parts de trafic évoquées par la Préfecture comme mesure de l'exposition au risque, en les supposant fiables, en laissant de côté la question du périphérique auquel n'ont accès ni les cyclistes ni les cyclomotoristes, on peut, par rapport à une norme neutre, mais fictive, estimer le sur-risque des conducteurs de deux-roues motorisés à un facteur 3 ; pour les cyclistes, ce même facteur s'élève à 2,2. La Mairie, pourtant, ne ménage pas ses efforts en faveur de ces citoyens qui le sont bien plus que les autres, et peuvent parcourir la capitale grâce à des voies réservées sur lesquelles ils sont censés ne rien risquer d'autre qu'une banale chute ; pour les motocyclistes, on le sait, elle ne fait rien. La pratique du vélo, en même temps, n'a rien d'homogène. La Préfecture publie en effet des cartes qui, cumulant les bilans des trois dernières années, montrent la répartition des tués sur le territoire parisien : alors que celle-ci, pour les piétons et les motocyclistes, semble assez conforme à la densité d'habitation, la mortalité des cyclistes se trouve confinée pour l'essentiel à l'enceinte des Fermiers Généraux. À eux seuls, les six premiers arrondissements concentrent 16 % des piétons victimes, et 21  % des cyclistes ; à l'inverse les arrondissements populaires, du XVIII ème au XX ème, regroupent 13 % des cyclistes victimes, et 22 % des piétons. Mais il est vrai que, dans ces endroits-là, souvent, ça grimpe sec.

Difficile, enfin, de terminer sans sacrifier à un rituel : l'évocation du spectre qui hante le X ème arrondissement, l'espace civilisé du boulevard de Magenta. Grâce à la Préfecture, on peut suivre la progression irrésistible du boulevard, ou plus exactement de sa section nord, dans le classement des voies les plus accidentogènes de la capitale ; quatrième en 2007, second en 2008 comme en 2009 le voilà qui, pour la première fois, passe premier d'une courte tête. Il parvient ainsi à détrôner l'inamovible leader, le quai de Bercy entre Tolbiac et Finances, dont la configuration autoroutière, avec les vitesses illégales qu'elle permet d'atteindre, s'oppose pourtant diamétralement à celle de l'espace civilisé construit par Denis Baupin. Aux dernières nouvelles, malgré la déroute des Verts aux élections de 2008, Denis Baupin est toujours adjoint : déchargé des transports, on attend toujours son autocritique.