Démasqué, mais clamant bien haut son innocence, le concombre a chèrement vendu sa peau. Pourtant, son dossier était lourd. Lui qui, avec un peu de chance, aurait pu finir dans un bocal de délicieux cornichons n'a déjà pas été gâté par la nature. Cucurbitacée aqueuse et indigeste, son inutilité culinaire presque complète le condamne à finir dans l'une ou l'autre de ces préparations dont l'infini des variétés ne peut masquer le fait qu'elles soient totalement dépourvues d'intêret gustatif et ne constituent, en règle générale, rien d'autre qu'une caution diététique pour ceux qui, par paresse, manque de connaissances et défaut d'imagination, s'obstinent à les considérer comme un apport appréciable pour l'une ou l'autre de ces soirées entre étudiants, une salade. Mais que, pour finir, justice ait été rendue au végétal incriminé ne fait que renforcer l'intérêt de l'affaire de la bactérie tueuse.

Maintenant que l'on connaît, très probablement, la fin de l'histoire, il devient évidemment facile de la reconstituer, et de reprocher leurs erreurs à ceux qui, au départ, ont erré à la recherche de la souche mortelle. Immédiatement suspecté, le concombre andalou faisait certes un suspect idéal. Mais la précipitation avec laquelle il a été désigné, et condamné, confirme justement l'idée que les soupçons qui, longtemps, l'ont entouré ne trouvaient pas uniquement leur origine dans la stricte application d'une méthodologie scientifique à la neutralité insoupçonnable. La mer de plastique de cette région d'Alméria tellement vantée dans les documentaires d'Arte, la culture intensive et hors sol, la noria des poids-lourds qui alimentent ensuite toute l'Europe de ces fruits et légumes qui ignorent la terre et les saisons composent un paysage d'industrialisation agricole nocive et polluante, qui s'oppose trait pour trait au monde des AMAP que fréquente le bobo parisien. Symboliquement, le lien entre le nocif et le pathogène s'impose.
Sauf qu'il ne s'agit pas ici de discuter des goûts et des odeurs, mais du respect des normes d'hygiène, soit précisément de ce que l'industrie, adepte de la stérilisation, de la pasteurisation et de l'irradiation, consciente, à cause de ses gigantesques volumes de tomates et de concombres, des conséquences pour son activité du développement d'une bactérie mortelle qu'elle livrerait ensuite sur tous les marchés européens, sait faire de mieux, et de façon bien plus efficace qu'une exploitation traditionnelle. Une bactérie d'origine fécale ne peut se développer que si certaines conditions sont réunies, conditions qui font précisément toutes défaut sous le plastique andalou. Et pour privilégier la piste que la rationalité aurait dû considérer comme la moins probable, il faut se laisser guider par ses affects ; aussi, on voit bien ici à l’œuvre une certaine forme de racisme agricole.

La manière dont les enquêteurs ont tourné autour du fautif, blanchi dans un premier temps, avant que l'accumulation d'éléments statistiques n'emporte la décision, la façon dont, responsable, il a été lavé de toute culpabilité, se révèle elle aussi riche d'enseignements, tant sont nombreuses les opérations symboliques employées et dont la première, la plus courante, relève de la façon de dénommer les choses. Car même si la désignation, techniquement, est impropre, le grand public connaît le végétal coupable sous le terme de pousse de soja. Or, très vite, le mot disparaît, puisqu'on ne saurait ternir la réputation de l'aliment qui mieux qu'aucun autre incarne la santé : un temps, on parle de haricot mungo avant de se fixer sur l'appellation générique, graine germée. L'unanimité qui se forme sur un terme repris ensuite de manière systématique, au point qu'il semble exister de toute éternité alors que, au moins aux oreilles du grand public français, il apparaît pour la première fois et n'évoque donc rien, montre combien il importait de sauver la réputation du soja et donc, a contrario, à quel point on pouvait sans scrupules sacrifier le concombre andalou.
Le fait que la bactérie s'attaque en priorité aux adultes jeunes, et semble éprouver une nette préférence pour les femmes n'est tenu que pour preuve de son exceptionnelle virulence : est-il donc si difficile de constater que, la contamination se produisant par voie alimentaire, il est, pour tomber malade, indispensable d'avoir mangé une salade au soja ? Or, comme d'ailleurs toute espèce d'habitude alimentaire, une telle consommation est socialement déterminée. Fréquenter un restaurant bio dans une grande métropole, Hambourg en l'occurrence, y manger des légumes crus sélectionne socialement les victimes de la bactérie, lesquelles ont toutes les chances d'appartenir aux fractions de la population qui possèdent de telles habitudes, les jeunes surtout, les femmes d'abord.

Et c'est là que l'on touche à une dimension quasi mythologique. Les victimes de la bactérie sont précisément mortes de ce qui devaient les sauver, l'alimentation naturelle débarrassée des pesticides, la protéine végétale magique qui permet de se passer de viande, mais aussi de la norme sociale qui impose, et une fois de plus en premier lieu aux femmes, cette façon de se nourrir qui permet de garder la ligne, et respire la santé. Évoquer cette question nous amène immédiatement sur les sommets de l'anthropologie de comptoir : cru, ou cuit ? Car une simple cuisson, comme dans les cuisines asiatiques par lesquelles ces germes sont arrivés dans les assiettes européennes, aurait détruit la bactérie. Consommée cuite, la graine infectée serait sans danger ; crue, elle est potentiellement mortelle. On se trouve donc bien face à la première crise sanitaire indissolublement liée à ces nouvelles pratiques agricoles qui, conçues pour s'opposer terme à terme au repoussoir de la culture intensive, révèlent maintenant des dangers qui leurs sont propres. Fatalement, le déni apparaît alors, la rumeur qui se réfugie dans le complot, le laboratoire secret de Hambourg, l'OGM qui passait là par hasard. Comme avec la maladie du renard, on ne saurait incriminer la nature, et mettre en cause les conserves que grand-mère préparait avec les légumes de son jardin, quand bien même elles seraient infectées de toxine botulique. Ce qui est naturel ne peut pas faire de mal et, donc, le mal vient forcément d'ailleurs : indéniablement, on a ici affaire à une pensée magique.