Contre la spécialisation et ses conséquences néfastes, on gagnera toujours à disposer d'une connaissance diversifiée, quand bien même elle serait, sur certains plans, superficielle, voire anecdotique, d'un domaine particulier. Car elle fournira les éléments indispensables à une pleine compréhension de matériaux d'origine variée mais qui sont, eux, produits par des intervenants dont on se rendra vite compte qu'ils ne possèdent que des vues extrêmement vagues, dont la pertinence relève bien souvent du seul préjugé, dont le processus d'élaboration intellectuelle ne se distingue en rien de celui du sens commun, du domaine en question. S'agissant de citoyens ordinaires, cela n'aurait guère d'importance. S'agissant de députés réunis pour une mission d'évaluation d'un problème public, une telle constatation se révèle bien plus gênante. Avant de partir en vacances, ceux-ci eurent en effet le temps de participer à une mission d'information relative à l'analyse des causes des accidents de la circulation et à la prévention routière, laquelle procéda à des auditions de personnes qualifiées, fournissant par la-même un riche matériau dont il ne sera possible que d'étudier quelques éléments, tant il est chargé de significations diverses, dont la première tient au contexte qui a permis son élaboration.

Faisant suite à une proposition du Président de l'Assemblée, cette mission intervient bien sûr à un moment particulier, celui de la fronde des députés UMP qui, en mai dernier, votèrent un léger assouplissement des règles du permis à points. Que le législateur s'occupe de cette question a déjà quelque chose d'exceptionnel. Car la règlementation en matière de sécurité routière, et cela a encore été le cas lors du récent et explosif Comité interministériel, relève presque totalement du domaine de l'exécutif. Le parlement n'a son mot à dire que sur des questions particulières, répression de l'alcoolisme ou permis à points, ou lorsque, par deux fois durant les vingt dernières années, on lui présentera une loi. D'une certaine façon, cette mission va donc les jeter dans le bain, et on s'apercevra vite que peu nombreux sont ceux qui savent vraiment nager. Elle sera alors pleine d'enseignements dont le premier, dans la tradition de la société de cour, tient moins aux qualités des intervenants qu'à leur ordre de passage.
Le plus souvent, en effet, celui-ci obéit à la bienséance institutionnelle, ce pourquoi, comme chez Norbert Elias, les exceptions seront hautement significatives. On commence par le plus haut gradé, la déléguée interministérielle à la sécurité routière, on continue par les fonctionnaires placés sous ses ordres, puis on auditionne le SAMU avant de s'attaquer aux experts, un chercheur de l'INRETS, ou le préfet Guyot. Déjà, les exceptions sont nombreuses : en même temps que la déléguée interministérielle, la commission auditionne la directrice du LAB, laboratoire privé mais commun à Peugeot et Renault ; avant les experts, on entend un représentant de la fédération des assurances, qui regroupe les assureurs non mutualistes. On voit ainsi se dessiner un second cercle de préséance, qui place les entreprises privées juste un cran au-dessous de la puissance publique. Et, pour finir, les députés écoutent les représentants des usagers, motards, piétons, automobilistes, cyclistes, dans un ordre qui n'est pas non plus dénué de sens, en profitent pour accorder leur attention au très efficace lobby des fabricants d'avertisseurs de radars, et terminent avec Chantal Perrichon, présidente de la Ligue contre la violence routière. Sa position en fin de débats, les attaques dont elle est l'objet de la part d'un Jacques Myard valent aussi comme un symptôme, qui donne à penser que, aux moins chez les députés UMP, sinon la cause qu'elle a défendu avec zèle, du moins sa manière de faire n'est plus vraiment en cour.

De ces compte-rendus, on retiendra celui de la sixième journée, et pas seulement parce qu'il y est question des motards. Car les trois entités auditionnées ce jour-là, deux associations d'usagers, et un lobby industriel, sont aussi dissemblables que possible, et possèdent chacun leur propre stratégie pour faire valoir ses intérêts ; et là, sans nul doute, l'AFFTAC impressionne. Créée en mai dernier pour représenter les producteurs d'avertisseurs de radars sous la menace d'une interdiction gouvernementale, elle a su en quelques semaines se muer en un promoteur de la sécurité routière tout dévoué à l'intérêt général, et prêt à collaborer en cas de besoin, comme lorsque son représentant propose d'utiliser le suivi de ses clients dont il connaît en permanence la position, le temps de conduite, la vitesse et, bientôt, la dynamique, pour leur adresser des messages à caractère purement informatif. Dans un ordre radicalement différent, le représentant de la branche lyonnaise de l'association Les droits du piéton donne une éblouissante démonstration de sectarisme, laquelle ne se limite pas à son champ d'action puisque, présentant le fait de rouler à moto comme une addiction et les motards comme seulement sensibles à la sanction, distinguant usages utilitaires et hédonistes, et réclamant une limitation de la cylindrée des machines en citant en exemple ce Japon qui ne fabrique des grosses cylindrées que pour les exporter, il reprend mot pour mot l'argumentaire de celui qui fut le premier délégué à la sécurité routière, Christian Gérondeau, voilà trente ans. De sa part pas un mot, bien sûr, au sujet de la responsabilité des piétons dans les accidents dont ils sont victimes et qui, à Paris, selon le dernier rapport de la Préfecture de police, approche des 53 %, soit environ dix à quinze points de plus que pour les cyclistes, motards et scooteristes. Pas une mention des derniers chiffres de la sécurité routière qui, sur les douze mois qui courent jusqu'en mai 2011, relève 512 piétons tués, et 749 motocyclistes.

Toujours représentés par la FFMC, ces derniers seront aussi l'objet de l'attention des députés ; ceux-ci, comme souvent, se montrent aussi avides d'apprendre que dépourvus de connaissances sur ce point spécifique. Philippe Meunier, qui a passé son permis moto en 1984, propose de ne pas mettre les machines les plus puissantes à la disposition de motards inexpérimentés. Il ignore donc que c'est précisément ainsi que les choses se passent depuis la réforme de 1996. Députés, les parlementaires sont, ou ont été, presque tous des élus locaux, maires, conseillers généraux. Ils ont donc eu à s'occuper, dans leurs activités courantes, de sécurité routière, d'aménagements de voirie. Pourtant, tout au long des auditions, ils démontrent leur ignorance de cette question que, visiblement, ils ont délaissée jusqu'au brutal réveil imposé par leurs électeurs. Leur attrait pour les solutions simples, règlementaires et automatiques, le LAVIA, le bridage des véhicules dont il est pourtant facile de démontrer que ses effets ne peuvent être que contre-productifs, leur mode de réflexion ethnocentrique dans lequel leur expérience singulière a valeur scientifique ne montrent pas seulement à quel point ils sont incapables d'appréhender ces questions sociales complexes qui transcendent totalement leurs habituelles catégories juridiques. Ils semblent en effet n'avoir aucune conscience des propriétés gravement attentatoires à la vie privée des dispositifs automatiques qu'ils défendent, et dont l'audition de l'AFFTAC fournit un exemple. La règlementation en matière de sécurité routière, certes, va bien souvent restreindre la liberté individuelle. Mais la tâche du législateur devrait être de veiller à ce que ces atteintes soient aussi limitées que possible, et de faire en sorte qu'elles soient toujours, rationnellement et démocratiquement, justifiées. Laissant l'administration décider seule de ce qui est bon pour les usagers, les députés montrent à la fois une conception étroite et subordonnée de leur fonction, et, en règle générale, une ignorance à peu près totale dès que l'on s'aventure dans un domaine technique. Ce n'est certes pas au Palais Bourbon que l'on peut s'attendre à des moments aussi délicieux que cette discussion sur les mérites comparés des technologies de réacteurs au thorium.