Comment mesurer les effets d'une action collective ? De quelle manière un groupe revendicatif, certes établi de longue date, représentant sans guère de concurrent les intérêts d'un univers social particulier mais qui, pour reprendre les catégories de Guillaume Garcia, se rapproche par bien des points des mouvements de "sans" et, comme eux, arrive difficilement à faire valoir ses revendications par d'autres canaux que la rue, peut-il raisonnablement considérer qu'il ne manifeste pas en vain ? Une réponse, dont il conviendra d'analyser aussi bien les éléments factuels que la signification plus globale, vient d'être adressée à ces manifestants depuis l'Assemblée Nationale par le ministre de l'Intérieur, dont l'audition clôturait, mercredi 12 octobre, le ballet des témoignages qui ont nourrit la mission parlementaire sur les accidents et la sécurité routière, mission sur laquelle il faudra bien revenir tant les députés auront amplement démontré que, si l'on veut qu'une politique publique au contenu technique connaisse une certaine effectivité sans trop mettre en danger les libertés publiques, il faut tout faire pour la garder hors de portée de la représentation nationale. Et, on le verra à la retranscription de certains de ses propos, difficile, de la part d'un Claude Guéant, d'envoyer au peuple motard un "je vous ai compris" plus assourdissant.

Ancestral et immuable, le déroulement dramaturgique de la séance commence par un rituel échange d'amabilités avant que le président de la mission, Armand Jung, ne pose au ministre quelques questions ; après sa réponse, les députés présents interviendront, fort civilement, chacun son tour et, après quelques ultimes précisions de Claude Guéant, on se séparera bons amis. Mais comme le temps d'un ministre est précieux, on va a l'essentiel ; et, pour le président, le douloureux problème des motocyclistes mérite une attention particulière. C'est là que, comme l'écrit Nicolas Grumel, Claude Guéant innove. Les décisions du Comité interministériel de sécurité routière de mai dernier, plaques d'immatriculation plus grandes, obligation de porter un "gilet haute visibilité", fait générateur d'une mobilisation d'une durée et d'une intensité inconnues depuis des années ? "Nous avons une relation assez tendue avec le monde motocycliste qui s'est beaucoup améliorée", puisqu'il semblerait que l'Intérieur ait trouvé un "accord avec le monde motard sur un modèle de plaque qui est le modèle allemand", enfin, l'ancien, puisqu'en Allemagne le format des plaques d'immatriculation des motocyclettes a récemment été réduit, aux dimensions de ce qui sera donc désormais l'ancienne norme française. Par ailleurs, "il n'a jamais été question de les affubler (les motocyclistes) d'un gilet jaune fluorescent à l'exemple de ceux que nous avons dans les coffres de nos voitures" mais de faire en sorte que leurs vêtements soient décorés "de bandes ou de points réfléchissants, cela est à négocier avec eux". Autre "chose revendiquée par le monde de la moto", "la circulation en interfile" qui mérite "d'être regardée", tant la pratique est massive. Alors, certes, les motocyclistes qui circulent ainsi sont "susceptibles de sanction mais le plus souvent il y a quand même une assez grande (silence, hésitation, durant plusieurs secondes) ... générosité (on sent à quel point le mot qui s'impose à l'esprit ne doit surtout pas être prononcé : tolérance) de la part des forces de l'ordre."

Claude Guéant et ses subordonnés faisant preuve de générosité, voilà sans doute une information qui surprendra bien au-delà du monde motard. À l'Assemblée Jérôme Lambert, qui n'oublie pas de se présenter comme l'un des fondateurs de la FFMC et le rédacteur de ses premiers statuts, assume le rôle du contradicteur, critiquant "le regard sur le compteur" qui pilote au jour le jour la politique de sécurité routière, quelques mauvais chiffres sans signification statistique entraînant une réaction automatique, répressive, illusoire et inutile. Quelques échanges courtois plus tard, le ministre conclura son intervention en évoquant la protection apportée par un gilet gonflable prometteur mais encore peu fiable et dont le coût, élevé, pourra être partiellement pris en charge par "la Fédération des motards en colère qui assure la plupart des motocyclistes et fera le bonus nécessaire pour favoriser l'équipement", ces motocyclistes qui ne sont pas si mauvais bougres puisque responsables seulement "pour moitié" des accidents dont ils sont victimes.
On peut douter que, sur la question, l'AMDM ait été consultée ; sans doute aurait-elle répondu que si, depuis presque trente ans, elle assure avec succès une part minoritaire mais significative des motocyclistes, et seulement eux, c'est parce que leur taux de sinistres est le plus faible de tous les usagers privés de la route, et parce que leur responsabilité dans les accidents est très largement inférieure à la médiane.

Le ministre, on le voit, prend la peine de lire ses fiches, même si sa documentation montre quelques déficiences. Mais face à un candidat potentiel qui n'a nul besoin de ses collaborateurs pour afficher sa connaissance pratique de la question, sa prestation, en période électorale, ne trompe guère ; l'analyse, sur ce point, rejoint celle d'autres catégories sociales qui partagent un même soupçon né d'une même stigmatisation, les magistrats par exemple. Aussi la manœuvre en elle-même, banale et finalement conduite sans grande conviction, ne présente-t-elle que peu d'intérêt ; elle apporte, par contre, des enseignements intéressants sur la manière dont l'action de rue, et les revendications qu'elle soutenait, ont pu influencer la politique de l'Intérieur. Le feuilleton des marques de haute visibilité, rapidement réduites à l'obligation de porter de simples brassards réfléchissants sur la normalisation desquels travaillaient les techniciens des Transports, trouve ici sa conclusion, puisqu'il n'est plus désormais question que de bandes, de lignes voire, en dernière extrémité, de ces objets sans dimension, des points. Difficile d'aller plus loin dans la succession des concessions qui essayent de sauver l'essentiel, l'obligation de quelque chose, obligation remplie sans difficulté puisque tous les vêtements pour motards sont déjà munis de tels éléments réfléchissants. Il s'agit, en somme, sans le dire, et en sauvant la face, d'une capitulation. Indéniablement, l'action collective du monde motard a donc connu ici une certaine efficacité symbolique ; mais on ne prendra pas le moindre pari sur les chances de voir cette efficacité convertie en termes réels.