Son éducation dans une culture qui l'éloigne des pratiques autochtones, son passé tout entier consacré à poursuivre les puissants, sa reconversion tardive vers une carrière politique, son ignorance du jeu électoral : dans la perspective des présidentielles, tout contribue à faire d'Eva Joly, représentante d'un parti abonné dès l'origine aux individus étranges, l'une de ces personnalités singulières qui amusent les électeurs et ravissent les journalistes. Pour un peu, si elle ne portait pas les chances du mieux installé des petits partis, on jurerait avoir affaire à l'un de ces candidats d'un instant, marginaux et pittoresques, qui viennent profiter de ce moment de gloire que leur offre l'élection. Refaisant surface après la primaire socialiste, la candidate écologiste vient de livrer un entretien au Monde, et d'animer une réunion en un lieu qui convient idéalement à son électorat. Et on a beau s'attendre à tout, ses déclarations surprennent.
La faute en incombe peut-être à ses interlocuteurs, dont on ne saurait dire s'ils cherchent par là à lui rendre service mais, dans ses réponses aux journalistes du Monde, on peine à percevoir le politique derrière l'habitus de la magistrate qui semble avoir oublié qu'elle avait cessé d'être juge. Car ses propos se cantonnent pour l'essentiel à l'appareil judiciaire, stigmatisant les interventions politiques et la servilité des procureurs, relevant la courageuse indépendance du juge d'instruction, proposant des mesures qui, enfin, mettraient de la morale dans la vie politique et anéantiraient l'impunité des puissants. À l'entendre, on suspecte que le portefeuille qui l'intéresserait dans un gouvernement de gauche n'a rien à voir avec l'écologie. Mais la stratégie qu'elle emploie à cette fin paraît bien déroutante puisque, posant des conditions préalables à toute négociation avec le Parti Socialiste, la généralisation du scrutin proportionnel, la contractualisation du renoncement à l'électronucléaire, faisant état de sa défiance envers François Hollande, elle semble à la fois ignorer que Martine Aubry n'a pas gagné la primaire, et oublier que les voix d'un électorat dont elle use pourtant dans un marchandage typique de la plus ordinaire tractation politicienne ne sont pas sa possession personnelle.

Car comme l'a souvent montré Daniel Boy, le spécialiste de la question au CEVIPOF, l'électorat Vert possède deux propriétés bien particulières, sa structure sociale, et sa volatilité. Majoritairement composé de représentants des professions intellectuelles intermédiaires et supérieures du secteur public, c'est à dire, pour le commun des mortels, de toute la gamme des enseignants, de l'instituteur à l'universitaire, cet électorat se trouve surtout dans quelques grandes villes à fort peuplement étudiant, Paris, Strasbourg, Bordeaux, Rennes, Grenoble. Et il se montre bien peu fidèle puisque, loin de connaître une évolution régulière, le vote Vert varie fortement selon la nature de l'élection, et l'importance des enjeux. Lorsque ceux-ci sont considérés comme faibles et, accessoirement, qu'un scrutin proportionnel donne quelques chances de succès au candidat écologiste, élections régionales ou européennes, les scores peuvent dépasser les 10% ; à l'inverse, et même si la concurrence d'un José Bové rendent peu significatifs les 1,6% de Dominique Voynet en 2007, les présidentielles s'accompagnent systématiquement des scores les plus faibles, le record ayant été établi en 2002 par Noël Mamère avec 5,3%. Tout se passe comme si, dans les grandes occasions, les électeurs Verts préféraient avant tout, et dès le premier tour, voter utile. Mais en 2012, face à un Nicolas Sarkozy qui, par son appartenance politique, ses origines, son milieu, son métier, son comportement, son mépris constant de toute espèce d'intellectualité, son parler même, concentre pour un lettré tous les éléments de détestation imaginables, on peut parier que bien peu de voix d'agents de l'État en général, et d'enseignants en particulier, feront défaut à un François Hollande qui, par ailleurs, cumule les vertus opposées.

Quand on se trouve en position de force, poser ses conditions avant de négocier démontre une évidente absence de diplomatie, et mépriser le social-démocrate n'est pas la meilleure manière de s'en faire un ami. Mais dans la situation des Verts, le comportement d'une Eva Joly qui semble adepte du tout ou rien ne relève pas seulement d'une erreur tactique, d'ailleurs cohérente avec ce refus affiché des traditionnels compromis politiques. Il confirme ce que l'on sait déjà de ce fondamentalisme Vert qu'elle incarne si bien, son intransigeance, sa certitude de posséder la seule lecture possible de l'avenir, son refus de prendre en compte certaines des contraintes triviales que se doit d'affronter tout décisionnaire, contraintes d'ordre économique, industriel et financier en particulier, contraintes produites par les rapports sociaux aussi. Et rien ne cristallise mieux ces propriétés que la volonté, aussi obstinée que fondatrice de ce courant politique, d'en finir avec l'électronucléaire, et les arguments avancés à cette fin. Or, si l'époque a changé, ce n'est pas dans le sens attendu par les écologistes. Désormais, il n'est plus possible de se payer ces jouets financés à crédit sur le compte des épargnants chinois, sauf à servir à faible coût d'inutiles témoignages de bonne volonté, à l'exemple des hydroliennes d'EDF, chargées de domestiquer les homards en baie de Paimpol. Dans le domaine de la production d'énergie l'important, aujourd'hui, est de prolonger autant que faire se peut l'activité des centrales nucléaires, et donc d'améliorer encore leur rentabilité, quitte à leur adjoindre un troisième diesel de secours, et une source d'eau froide indépendante des actuels circuits de refroidissement. Les Verts, au fond, se retrouvent un peu dans la situation qui fut celle du Parti Communiste, enfermé dans ses forteresses ouvrières au début des années 1980, incapable de retenir un électorat qui l'abandonna à mesure que les usines fermaient. Eux aussi prisonniers de ces dogmes qui résument leur vision du monde, contraints à la surenchère par la banalisation des idées écologiques, ils pourraient bientôt rejoindre les adeptes de la lutte des classes dans le cimetière des dinosaures. Dans cette logique, François Hollande pourrait bel et bien devenir le Mitterrand du XXIème siècle, et Eva Joly, son Georges Marchais. Ce qui, on se doit de le reconnaître, rendrait le monde beaucoup moins drôle.