La Cour des comptes, dans son métier de gardien de la salubrité des financements publics, se trouve parfois contrainte de composer avec des acteurs dont les mauvaises manières semblent bien difficiles à corriger. Tout récemment elle a, une fois de plus, eu affaire à une population rebelle, celle de ces universitaires qui occupent des lieux aux noms étranges, les barres de Cassan, le grill d'Albert, et le très haut totem de cette tour sans nom que les indigènes, en hommage à un grand chef aujourd'hui décédé et qui guida la tribu entre 1961 et 1970, ont baptisée tour Zamansky. Son rapport tout juste rendu public et qui détaille, avec une obstination qui confine au masochisme tant elle met en scène l'impuissance d'une Cour qui, pour la troisième fois, revient visiter le chantier du désamiantage du campus de Jussieu pour constater à quel point la situation empire, ouvre la voie à deux types d'analyses. Il fournit une réponse à une manière d'expérience naturelle : à quel coût peut-on mener un chantier qui associe intervention radicale sur une grande et complexe implantation universitaire et volonté de perturber le moins possible la vie et le travail de ses occupants ? Mais il offre aussi, en particulier au travers des commentaires envoyés à la Cour et qui exposent assez clairement ce à quoi elle se contente de faire, diplomatiquement, et sans, à une exception près, citer de noms, allusion, le merveilleux spectacle ethnographique de mandarins en action, présidents d'Universités qui portent bien haut les valeurs du nationalisme de couloirs et considèrent comme affront impardonnable le fait que qui que ce soit ose se mêler des affaires de leur fief et, pire encore, songe, si peu que se soit, à leur demander compte de la façon dont ils dépensent les deniers publics.

Au premier abord, le chantier de Jussieu répond à une double contrainte, le temps, et la loi. Rendu obligatoire par décret en février 1996, le retrait de l'amiante friable devait être achevé en trois ans ; à Jussieu, le coût initial de l'opération se montait à 183 millions d'euros. Quinze ans plus tard, ce montant atteint 1,8 milliards, les travaux de désamiantage ne sont pas tout à fait finis, et le chantier ne trouvera pas son terme avant 2015. Et pourtant, dans cette exorbitante dérive, l'amiante ne joue qu'un rôle mineur, puisque la dépose du matériau cancérigène, seule raison d'être des travaux, ne représente que 9 % des dépenses totales ; quant au délai légal, il s'est révélé extensible à l'infini puisque deux prolongations préfectorales et une période de grâce supplémentaire l'ont décalé de dix ans, sans générer semble-t-il de conséquence particulière. Une autre contrainte réglementaire a contribué, sans que la Cour l'évoque, à l'explosion de l'enveloppe budgétaire. Détruire les 90 mètres de la tour Zamansky aurait conduit à se priver des deux tiers de sa surface, puisque le règlement d'urbanisme, auquel bien sûr il ne pouvait être question de déroger, limitait la hauteur d'un éventuel nouveau bâtiment à 37 mètres ; impossible, dès lors, de ne pas procéder à cette opération de rénovation qui a d'abord mis la structure à nu avant de reconstruire totalement les locaux, et a coûté plus cher qu'une construction neuve.
Mais, en un temps révolu, on ne se serait pas torturé avec des problèmes de cet ordre : on aurait installé ailleurs c'est à dire, quelle horreur, en banlieue, entre Saint-Denis et Aubervilliers par exemple, un campus moderne et aux normes de l'heure, avant de démolir les bâtiments d’Édouard Albert quitte, comme pour Baltard, à garder un pavillon témoin, quitte même à ne rien conserver du tout, la tour Croulebarbe suffisant amplement comme témoignage d'une architecture qui vaut essentiellement par son originalité structurelle, et de consacrer ce merveilleux terrain de bord de Seine, entre Jardin des Plantes et île Saint Louis, à des habitants autrement plus rentables et fortunés que les étudiants impécunieux. Si les choses ne se sont pas passées ainsi, c'est que l'université a pris son destin en mains, posé, avec autant d'obstination que de réussite, ses conditions, et que l’État a capitulé. Au demeurant, un déménagement partiel s'est bien produit puisque Paris 7, l'un des occupants de Jussieu, a vidé les lieux et s'est réinstallé autour des anciens Grands moulins de Paris. On aurait pu imaginer un désamiantage et une réhabilitation des locaux vacants, quelques ajouts comme celui de l'Atrium de Périphériques, et le transfert de l'établissement restant, Paris 6, dans les bâtiments rénovés. Il aurait fallu pour cela que les agendas s'accordent, entre acteurs universitaires, et avec l'aménageur de Paris Rive Gauche. Chacun ayant choisi d'ignorer l'autre, le chantier s'est transformé en un chemin où tout était devenu critique, et pour lequel les poches profondes de l’État furent, sans mesure, mises à contribution, 25 % du coût de l'opération passant en location de locaux provisoires, pour l'essentiel mis à disposition par des bailleurs publics, la Mairie de Paris en premier lieu.

C'est que l'autonomie de l'université Paris 6, la plus grande université scientifique de France, la mieux notée dans le fameux classement de Shanghai, lequel trouve, dans la réponse narcissique et complaisante que fait à la Cour un ancien président de l'université en question, une pertinence que le monde universitaire français, dans l'ensemble, lui dénie pourtant, ne saurait se comprendre autrement que comme un droit à dépenser sans compter et, plus encore, sans contrôle. La seule tentative de reprise en main du chantier par l’État, avec la nomination en 2007 d'une directrice de l'établissement public en charge de conduire l'opération qui avait mandat de rétablir l'ordre, s'acheva piteusement trois mois plus tard, par la démission de la responsable en question et le retour aux affaires de son prédécesseur. La Cour a bien compris à quel point la dérive de Jussieu vaut comme un avertissement pour les opérations futures, et elle s'inquiète à juste titre de la manière dont des universités aussi autonomes qu'irresponsables gèreront un patrimoine foncier qui, désormais, leur appartient. À l'arrière de l'Institut du Monde Arabe, coincé entre grill et barre, le campus de Jussieu accueillera très bientôt une nouvelle folie. Bjarke Ingels, le futur plus jeune récipiendaire du prix Pritzker, construira en effet à cet endroit un centre de recherche bien conforme à cette conception du spectaculaire que partagent les maîtres d'ouvrage, tant elle sert leur prestige et s'accorde à l'estime qu'ils ont d'eux-mêmes, mais vraisemblablement bien moins les comptables publics. La Cour des comptes n'en a sans doute pas fini avec ce dossier, et pourra difficilement faire l'économie d'un quatrième rapport. Portant l'affaire devant les juridictions compétentes elle a, de toute façon, décidé dès aujourd'hui de ne ne pas en rester là.