Entrepreneurs, dans ce monde où votre obligation la plus élémentaire et la plus fondamentale, maintenir votre affaire à flot, vous impose chaque jour un peu plus ces douloureux sacrifices qui, de surcroît, risquent par l'intervention d'un journaliste malveillant de vous exposer brutalement à l’opprobre publique, toute économie est bonne à prendre. Et elle peut même se muer en une magnifique opération lorsque, à peu de frais, elle vous permet de bénéficier d'une faveur médiatique que toutes les dépenses publicitaires du monde n'auraient pu obtenir avec une pareille efficacité. Car, disons le nettement : en cette période pré-électorale, rien n'est plus facile que de vous payer un Président qui saura, mieux qu'aucune personnalité du monde des arts, des sports et des lettres, faire parler de vous et de votre activité. Certes, le titulaire actuel, un peu dévalué, ne reste disponible que durant quelques mois, en attendant que le retour au pouvoir des bolchéviks ne réduise une fois de plus tous vos efforts à néant. Du moins vaut-il bien mieux avoir affaire à lui qu'à son ancien adversaire potentiel ; il se murmure de plus que, lui, au moins, comme bien public, on peut l'avoir gratuitement.
Il suffit pour cela de s'astreindre à une démarche aussi simple que saine, puisqu'elle obéit à vos intérêts les plus étroits. Comme tant d'autres, pour faire moderne, vous aviez supprimé dans vos usines des centaines d'emplois imprudemment recréés dans la lointaine Asie, à Taïwan plus précisément, ce qui ne manquera pas d'étonner, le niveau de vie et les rémunérations sur l'île rebelle n'étant guère différents des nôtres. Opération absurde, puisqu'elle obligeait à exporter d'Europe en Asie les matériaux nécessaires, lesquels comptent pour 70 % du coût du produit fini, avant de réimporter le produit en question. À l'inverse, un petit investissement dans nos belles vallées savoyardes, à peine vingt emplois nouveaux, et vous pourrez accrocher à votre nom déjà fort connu ce label flatteur qui connaît une ascension fulgurante, relocalisation. Les sollicitations médiatiques qui assaillent le spécialiste de la question montrent combien, dans les gazettes, le terme est en vogue. Celui-ci, par ailleurs, constitue le sésame indispensable pour la visite présidentielle. L'agenda fort chargé du premier personnage de l’État vous contraindra bien à quelques mois d'attente, mais vous en serrez largement récompensé : fabriquer des skis et avoir, au début de l'hiver, un Président de la République en visite dans ses usines avec un essaim de journalistes autour et des sujets dans tous les journaux télévisés, voilà une opération promotionnelle de toute beauté, et à l'efficacité incommensurable puisque son coût est nul.

En publicité, en notoriété, en réputation, vous êtes donc le grand gagnant de l'affaire. Se présentant à son avantage, serrant les mains du populo, le Président se compte sans nul doute lui aussi au nombre des bénéficiaires de l'opération, sans quoi il n'aurait évidemment pas pris la peine de se déplacer. Pourtant, dans le monde universitaire, chez les correspondants de la presse internationale, les critiques, à l'image de celle d'un Jonah Levy décrivant l'incohérence des cinq années de mandat de celui qui apparut d'abord comme un libéral sans conséquence avant de se convertir à un dirigisme privé de moyens d'action, visitant un village Potenkime après l'autre, couvrant l'espace physique et social le plus large possible en aussi peu de temps que possible, et ne donnant, pour finir, que le spectacle d'une agitation confuse, ont déjà fait le bilan du temps perdu et des occasions manquées. Mais cela n'émeut guère et ne portera pas à conséquence, aussi longtemps que le journal télévisé, au profit duquel la Présidence met cet agenda en scène, et pour lequel elle sait inventer ce vocabulaire de combat et réunir au premier rang les bons clients qui font les bons sujets, jouera consciencieusement le rôle qui lui a été attribué.

Pourtant, il suffirait de pas grand chose. Voici peu, évoquant l'éternel problème de la hausse des prix, le spécialiste des présentations infographiques du journal de France 2 a cité l'exemple d'une petite voiture dont le prix, dans sa version la plus simple, a diminué de 10 % au cours des dix dernières années. Mais il n'a pas pris la peine d'ajouter que, en termes réels, en tenant compte d'une inflation même modeste, le chiffre d'affaires généré par la vente de ce modèle a, en fait, baissé d'un quart. Il n'a pas non plus jugé utile d'expliquer les conséquences de cette situation puisque, sauf à obtenir à domicile une baisse équivalente de ses coûts de production, et de celui du travail en particulier, ce fabriquant n'a, comme tous ses concurrents, d'autre choix que de faire construire ailleurs en Europe, en l'espèce en Roumanie, en Slovaquie, en République Tchèque, et avec une main d’œuvre moins coûteuse, les plus petits véhicules de sa gamme, que l'on sait être les moins rentables.
Cette réalité, aujourd'hui encore et des années après qu'elle ait été froidement analysée par Pierre-Noël Giraud, reste, au-delà des cercles de spécialistes, indicible. La force des explications simples absout la majorité, celle de ces consommateurs qui, seulement préoccupés de leur intérêt, ne visent qu'à acheter au prix le plus bas, des conséquences sociales de leurs actes, en reportant leur responsabilité sur une minorité si propre à la stigmatisation, ces entrepreneurs qui, seulement préoccupés de leur intérêt, ignorent les conséquences sociales de leurs actes lorsqu'ils arrêtent une usine, et continuent la production ailleurs. Il est tellement plus simple, au lieu d'entreprendre un vaste risorgimento comme l'a fait l'Allemagne de Gerhard Schröder, de jouer le rôle de la victime innocente, passive, et impuissante, et d'appeler à l'aide le chef d'un État qui, dans la grande tradition nationale, saura trouver les paroles qui consolent, et les gestes qui guérissent. Mais Nicolas Sarkozy aura eu le malheur d'exercer son mandat en des temps où l’État anesthésiste n'a plus la capacité de recourir à ses thérapies habituelles ; et il ne suffira pas d'inventer un mot nouveau et vingt emplois dans les vallées alpines pour changer le cours des choses, produire les conditions et l'environnement sans lesquels l'emploi industriel continuera à s’effilocher et, très accessoirement, gagner les élections.