Les hommes politiques se trouvent parfois contraints d'affronter des adversaires aussi imprévisibles que redoutables, à même de bousculer les plans de campagne les mieux établis, et le général hiver est de ceux-là. Monopolisant sans répit les unes de la presse quotidienne, s'appropriant une part majoritaire des journaux télévisés, la puissante offensive qu'il a soudainement lancée voilà dix jours défie toute résistance, et recouvre d'un blanc manteau de silence les dernières innovations législatives du quinquennat. Rien à son sujet dans les quotidiens généralistes, ni à la télévision ; une dépêche fourre-tout chez Reuters, et un sec communiqué à Matignon : expédiée en quelques lignes, réduite à un acronyme de trois lettres, englobée dans l'enveloppe de la loi de finances, une mesure pourtant longtemps vantée comme aussi courageuse que révolutionnaire serait passée totalement inaperçue sans la vigilance intéressée de la presse spécialisée, Les Échos, ou la Tribune. De la TTF, la taxe sur les transactions financières, on pouvait difficilement attendre une entrée en scène plus discrète ; et quand bien même celle-ci laisse présager une existence aussi courte que fantomatique, ce dispositif à tiroirs mérite qu'une bonne âme lui accorde un peu d'attention.

Reflet sans doute d'arbitrages délicats et de nuits blanches à Bercy, le projet semble au premier abord incohérent, puisqu'il se décline en trois mesures distinctes, sans aucun rapport l'une avec l'autre, et qui visent chacune une activité particulière : les achats d'actions, le trading à haute fréquente et les CDS nus. Tout le monde, en principe, comprend ce dont il est question en premier lieu et, de fait, on ne retrouverait là rien d'autre qu'un classique impôt de bourse, qui a existé et existe ailleurs, s'il n'était assorti de modalités pour le moins étranges. Ce n'est pas tant son montant, 0,1 %, qui étonne, que les restrictions qui lui sont associées : seules sont concernées les actions d'entreprises de nationalité française, et dont la capitalisation boursière au premier janvier dépassait le milliard d'euros. La liste des malheureuses élues sera donc courte, et ne comprendra même pas toutes les entreprises de l'indice CAC 40, puisque les néerlandaises ST Microelectronics ou EADS y échapperont. On dirait volontiers que le pouvoir apprécie énormément de toujours taper sur les mêmes si le seuil choisi ne conduisait pas à intégrer en plus un bon morceau du SBF120. Le trading haute fréquence désigne quant à lui une détestable habitude, qui a pris une importance significative au cours des dernières années, laquelle consiste à faire travailler algorithmes et robots appuyés sur de lourdes infrastructures techniques installées au plus près des bourses dans le seul but de gagner d'infimes fractions de secondes, afin de réaliser une énorme quantité de transactions à très court terme, qui jouent le plus souvent sur les minuscules différences que connaissent les prix des actions cotées simultanément sur plusieurs places. Les credit default swaps, enfin, obéissent à un mécanisme encore plus vicieux. Ces produits, normalement souscrits par les porteurs d'obligations pour se prémunir contre un défaut de l'emprunteur, peuvent aussi être achetés par des investisseurs qui ne possèdent pas les titres en question : il s'agit, en somme, d'une assurance qu'ils souscrivent pour couvrir un risque qu'ils n'ont pas pris. En conséquence, cette assurance n'a d'intérêt que dans la mesure où l'accident arrive, et où le risque de défaut se réalise, ce qui permet de toucher la prime. Et on imagine, dans les circonstances actuelles, la somme d'intégrité nécessaire pour résister à la tentation de jouer contre la Grèce. Au demeurant, cela ne devrait pas préoccuper l'État, les banques qui se sont amusées à ce petit jeu en vendant les CDS en question n'ayant qu'à prendre leurs pertes. Hélas, l'implacable logique du too big to fail, l'opacité de ce marché de gré à gré qui interdit toute évaluation de l'ampleur des conséquences d'un défaut l'obligeraient, le cas échéant, à intervenir.

Il devient alors possible de décrypter la stratégie gouvernementale, et de distinguer l'effectif du symbolique. L'effectif, et même le quantifié puisqu'on en attend un peu plus d'un milliard de recettes, ce sera donc cet impôt de bourse, au périmètre soigneusement circonscrit. Les obligations, privées ou publiques, qui représentent pourtant un volume de transactions autrement plus important que les seules actions, ne seront pas taxées : l'État, voulant scier la branche sur laquelle viennent se percher les corbeaux de la spéculation, a évité de se tirer une balle dans le pied en indisposant les acheteurs de dette publique. Il risque, par contre, d'en décourager d'autres, et de voir s'envoler ses espoirs de gain. Certes, le champ de la taxe reste assez vaste et son montant suffisamment minime pour ne pas décourager les investisseurs de long terme ; mais les autres, tels ces vils opérateurs à découvert qui jouent un rôle fondamental dans la liquidité d'un marché, auront d'autant moins de difficultés à aller voir ailleurs que, même pour les français, le monde est vaste et ses possibilités d'investissement infinies. Le premier effet de la taxe pourrait bien être une baisse du nombre de transactions boursières, laquelle pénalisera par contrecoup et les intermédiaires financiers et la place de Paris. Les deux autres mesures, qui s'attaquent bien à la spéculation dans ce qu'elle a de plus excessif, ne produiront par contre aucun effet, dans la mesure où la compétence de Bercy ne s'étend pas jusqu'au New Jersey, ou des effets bien fugitifs, puisqu'on attend pour les tous prochains mois une interdiction à l'échelon européen des CDS dénudés. N'eut été l'extrême difficulté d'expliquer au grand public ce dont il était question, on tenait bien là un moyen de combattre sans risque l'hydre de la spéculation internationale. Hélas, ici, le général hiver prélève son tribut, et terrasse la puissance du symbole, puisque personne n'en parle.