S'intéresser, en technicien et en praticien, au mouvement de contestation lancé voilà quatre mois par des étudiants québécois contre l'explosion des coûts d'inscription à l'université n'a longtemps été possible que grâce au travail minutieux et éreintant de notre homme à Montréal, secondé au bout de quelques semaines par des bulletins de moins en moins rares de l'AFP, lesquels semblent avoir fort peu et fort tardivement intéressé la clientèle de l'agence. Impossible, ainsi, de comprendre le sens de cette image d'une actualité autrement mieux couverte si l'on ignore que Xavier Dolan, metteur en scène du film présenté ici à Cannes, est québécois. Les conflits étudiants, aussi universels qu'interminables, ennuient, sans doute, et quand bien même celui-ci aurait-il trouvé à se dénommer d'une manière qui devrait ravir les media par son mélange de localisme si pittoresque et d'universalisme humaniste, Printemps Érable. Le vote d'une loi d'exception, un terme qui rappelle les heures les plus sombres de notre histoire, celles de la guerre d'Algérie, loi qui a comme principe de briser la contestation étudiante, et comme effet de restreindre drastiquement la liberté de manifestation de tous les citoyens, change la donne, et la manifestation du 22 mai augure d'une attention un peu plus soutenue de la presse locale même si l'article en ligne du Monde, simple réécriture du billet de l'AFP, indique une nette volonté de traiter la question à l'économie. Il faudra alors, comme de coutume, faire à sa place le travail de la presse, et s'interroger sur les particularités de ces manifestations à partir d'une pratique connue, et d'un point de vue ethnocentriste.

Dans les régimes démocratiques, le droit de manifester ne va pas de soi. Souvent considéré comme une menace directe à un pouvoir qui tire sa légitimité des urnes, son inclusion parmi les droits fondamentaux du citoyen doit beaucoup à la pacification des mœurs politiques. Aujourd'hui, en France, on connaît une situation simple, et stable : quelques jours avant la date prévue, le parcours d'une manifestation se dépose auprès de l'autorité compétente, la Préfecture de police à Paris, et se négocie si besoin est. L'accord une fois trouvé, le droit de manifester, considéré comme une composante de la liberté d'expression, est acquis, et protégé : ce qui devient alors un délit, c'est l'entrave à l'exercice de ce droit. Mais l'autorité se trouve prise entre deux exigences contradictoires, devant protéger et les libertés et la sécurité publiques. Comme le montre Olivier Fillieule dans Stratégies de la rue, l'autorisation de manifester sera d'autant plus volontiers accordée que le demandeur est bien connu de la police, et entretient des relations cordiales avec les agents des renseignements généraux : on entre alors, pour reprendre l'expression de Pierre Favre, dans le cadre d'une manifestation routinière, dont les forces de l'ordre surveilleront, jusqu'à sa dispersion, le bon déroulement. Que l'ordre règne avec le moins d'interventions possible reste l'objectif des autorités, et celui-ci ne sera pas seulement mis en danger par la présence de groupes partisans de l'action violente, mais aussi par des manifestants débutants, pacifiques mais inexpérimentés et incapables, par exemple, d'assurer leur propre service d'ordre.
Au Québec, on avait déjà remarqué d'étranges modes de revendication, avec ces motards qui défilaient en prenant bien soin de ne gêner personne, ce qui n'est pas la meilleure façon d'imposer son point de vue. Et si les manifestations fréquentes, voire quotidiennes, sont d'usage lorsque la contestation vise un objet précis, abandon d'une mesure gouvernementale ou départ du dictateur, choisir de défiler la nuit, même si la pratique n'est pas inédite, surprend un peu. Agir ainsi, c'est chercher les ennuis et, avec ce que l'on voit du comportement des forces de l'ordre, on peut les trouver sans la moindre difficulté. D'un côté comme de l'autre, on a le sentiment d'un amateurisme qui s'explique peut-être par la rareté, sur le sol canadien, des conflits de ce type : et l'incapacité des autorités à agir autrement qu'à contretemps, incapacité bien résumée par ailleurs, renforce ce sentiment. Le défi maintenant posé par la loi d'exception concerne tous les citoyens ; d'eux dépend le fait que ce printemps cesse d'être seulement celui des universités.

En prenant bien garde à ne pas créer de liens artificiels entre des mouvements qui n'ont d'autre point commun que d'avoir lieu au même moment, on peut quand même voir, au Québec, en Russie où les opposants, dans une réminiscence des grands moments de la contestation intellectuelle que l'on a connu, par exemple, à Prague, font appel à une créativité que l'on sait inépuisable, mais aussi au Sénégal, soit dans des pays où des citoyens sans attache politique particulière défient un pouvoir plus ou moins régulièrement élu, une similitude. Le fondement de la révolte, c'est la lutte contre la corruption des élites politiques, un terme qu'il faut entendre dans son acception la plus large, comme une situation dans laquelle des individus ou des institutions profitent de leur position de pouvoir pour imposer, au profit de quelques-uns, une répartition clandestine de biens et de positions sociales. En Europe, ce mouvement a débuté voilà vingt ans, avec Mani pulite ; et peut-être, avec le gouvernement de Mario Monti et les pressions de tous ordres, et de la réalité d'abord, qui s'exercent contre le clientélisme et la corruption, connaît-il en ce moment une avancée décisive. Le parcours d'une contestation pacifique des avantages illégaux, en d'autres termes, est singulièrement long, demande de la ténacité, de l'obstination et, en particulier lorsqu'elle a comme ennemi le crime organisé, du courage : mais celle-ci a comme résultat la construction commune d'un système social plus efficace, et plus juste. Bien peu le savent, mais les protestataires qui se fixent de tels objectifs sont d'authentiques libéraux.