Cela fait quelques mois que les plus fins limiers sont sur la piste d'un chiffre qui montre une fois de plus combien le conditionnel suffit amplement pour débarrasser la presse de tout scrupule et lui permettre de sortir impunément n'importe quelle baliverne. Elle se trouve, il faut le dire, bien aidée en cela par le Ministère, qui avance lui aussi le chiffre de "42 000 décès par an (...) dus à la pollution de l’air par les particules PM2,5" en fournissant comme justification les résultats d'un programme d'études européen, lançant ainsi le lecteur sur une fausse piste puisqu'un petit parcours du labyrinthe bruxellois permet de constater que le programme en question est clos depuis 2005. Heureusement, on dispose depuis peu de données que le même ministère présente en douce, en l'occurrence un rapport de l'Institut national de veille sanitaire qui s'annonce alléchant, le sérieux de ses lugubres scientifiques n'étant plus à démontrer. Ce sera l'occasion de se livrer, une fois de plus, à l'un des ces passionnants exercices de constructionnisme social dans lequel on cherchera à débusquer les parcours, les procédés, les oublis volontaires, les tortures sanguinaires qu'il faudrait infliger à cette malheureuse étude sans autre défense que la rigueur de sa méthode pour lui faire cracher le chiffre qu'on attendait d'elle. Ce qui, on s'en rendra compte, ne sera pas si simple car, dans ce combat obscur et sans espoir, pour l'honneur de la science, elle ne s'est pas si mal défendue.

Le rapport de l'INVS résume la partie française d'un programme plus vaste à la dénomination cabalistique, Aphekom, qui a comme objectif d'évaluer les conséquences pour la santé humaine des deux polluants atmosphériques jugés les plus dangereux, l'ozone et les particules fines, et cela dans les principales agglomérations européennes, celles qui ont notamment comme caractéristique d'être dotées d'un réseau de surveillance de la qualité de l'air ; notons au passage que le site du projet fournit des monographies détaillées relatives aux métropoles en question. Durant trois ans, sur la période 2004 à 2006, l'équipe a analysé deux catégories de séries statistiques, les causes d'hospitalisations, ou de décès, ces dernières fournies par la base CepiDC de l'INSERM, d'une part, et d'autre part les niveaux des polluants atmosphériques recherchés, relevés par les stations de contrôle du réseau Atmo. Et son travail consiste à évaluer, suivant une méthode qui n'est pas explicitée et serait sans doute restée totalement obscure pour le commun des mortels, l'effet sur l'espérance de vie d'une réduction de la pollution urbaine au seuil recommandé par l'OMS, sachant que les agglomérations étudiées le dépassent tous. Deux résultats apparaissent alors : pour la population des neuf zones urbaines concernées, qui regroupent un total de 12 millions d'habitants, la réduction des émissions d'ozone permettrait de différer précisément 69 décès par an ; pour les particules, toutes tailles confondues, on atteint des chiffres plus substantiels, puisque l'estimation porte sur une moyenne de 2900 décès différés par an. Ce qui, évidemment, suscite quelques remarques, dont certaines proviennent des auteurs de l'étude.
On notera pour commencer qu'il n'est jamais question, à l'inverse de la routine des pouvoirs publics, de sauver des vies, ou d'éviter des morts, ni même d'échapper à la maladie puisque, après tout, dans le monde réel, l'essentiel des décès dus, par exemple, à la bronchite chronique, une des pathologies prises en compte par l'INVS, provient du fait qu'une importante proportion des citoyens a choisi l'empoisonnement volontaire par la fumée du tabac. Le modèle se fixe un objectif bien plus modeste, celui d'estimer le gain d'espérance de vie généré par un air plus sain, et forcément, il comporte ses incertitudes. La plus classique reste d'ordre statistique : comme le précise le rapport, l'intervalle de confiance des décès évitables dus aux particules varie de 1000 à 5000 cas, ce qui représente quand même un écart-type plutôt brutal. Mais d'autre limites sont à peine suggérées. Ainsi, alors même que la pollution varie très fortement sur de très petites distances, comme le précise en passant le premier signataire de l'étude, la mesure, des particules en particulier, reste très lacunaire : Airparif a inauguré ses deux premières stations équipées pour les particules les plus fines en 2000, et en compte aujourd'hui quatre pour couvrir les 6,5 millions d'habitants de l'ancien département de la Seine. Et faire tourner ses modèles pour combler les trous n'est pas une opération sans risques.

L'énigme reste donc entière : comment passer de ces 2900 décès anticipés de moins de six mois en moyenne au 42 000 morts du diesel criminel ? Ces réductions d'espérance de vie sont calculées sur un effectif de 12 millions de citadins, soit 18,5 % de la population totale, 65 millions d'individus. Une uniformisation au niveau national donnerait 15 000 décès, et suppose, évidemment, que l'on respire autant de particules à Dieppe qu'à Rouen, à Arcachon qu'à Bordeaux, à Ribeauvillé qu'à Strasbourg, le genre d'hypothèse que les politiques feraient sans le moindre remords. Les monographies urbaines détaillées rappellent de plus que, dans l'agglomération parisienne par exemple, les transports comptent pour moins d'un tiers des émissions de particules, la plus grosse part provenant du secteur tertiaire et résidentiel, c'est à dire du chauffage, quand il n'est pas électrique, donc nucléaire. Aussi sera-t-il intéressant de suivre le parcours de cette étude, de voir si elle modifie les certitudes du ministère de l'Environnement, de voir aussi si le ministère de la Santé, tutelle de l'INVS, suit un chemin différent. Pour l'heure, le pronostic de la remise au tiroir s'impose.

Alors, si cette étude produit des résultats si modestes, si le seul objectif accessible pour une réduction drastique, et qui devra recourir à des moyens qui le sont pas moins comme l'interdiction du diesel pour laquelle milite désormais un Jean-Vincent Placé, des émissions de particules se limite à un gain en espérance de vie le plus souvent inférieur à six mois pour une proportion très faible, et parfois à la limite du mesurable, de la population, c'est qu'on arrive au bout d'un processus, celui où presque tout ce que l'on pouvait faire en la matière a déjà été fait, et où les progrès à attendre vont produire, de plus en plus, un écart insoutenable entre leur difficulté de mise en œuvre, et donc leur coût, et les effets à en attendre, et donc les gains. Les études de ce genre, qui ne s'intéressent qu'à quelques polluants analysés sur une courte période, fournissent des images totalement biaisées puisqu'elles passent sous silence les énormes progrès déjà réalisés, toutes ces morts évitées bien plus nombreuses que celles qui restent à gagner, mais que l'on n'a jamais calculées. Désormais, on vise l'absolu, la pureté, l'absence complète, et délirante, de ces quelques facteurs nocifs sélectionnés, et portés à l'attention du public. Dans cette relation qui oppose le plus sacré, la santé, la victime innocente, au plus vil, la saleté, le pollueur, l'automobiliste égoïste et son gros diesel, le second ne payera jamais assez pour ses crimes, d'autant que l'impossibilité de les lui imputer directement interdit de le faire payer autrement qu'en le mettant hors d'état de nuire, et en le condamnant à la marche à pieds.