Les réserves de rationalité disponibles dans des sociétés pourtant réputées modernes paraissent chaque jour un peu plus limitées, au point que cette ressource semble condamnée à un épuisement rapide. Le monde scientifique se remettait à peine du traumatisme infligé par un tortionnaire de rats que, venue d'Italie, une agression encore plus violente s'en prenait à un tout autre pan de la connaissance, lançant une alerte d'autant plus sérieuse qu'elle provient cette fois-ci de l'institution auxquelles ces mêmes sociétés confient leur pouvoir de coercition, la justice. L'Aquila, capitale des Abruzzes, une région sauvage située sur cette dorsale des Apennins qui court jusqu'en Calabre et concentre, avec le Frioul, l'essentiel d'un risque sismique que l'on sait particulièrement élevé en Italie, a été victime le 6 avril 2009 d'un violent séisme qui a entraîné la mort de plus de trois cent personnes. Des victimes ont alors attaqué en justice six scientifiques et le sous-directeur de l'équivalent local de la Protection civile, au motif que ces membres d'une commission chargée d'évaluer les risques naturels s'étaient fort mal acquittés de leur tâche, et avaient sous-estimé celui auquel elles étaient soumises. Rendu par le juge Marco Billi, le verdict les déclare coupables d'homicide par imprudence, et les condamne à six ans de prison ferme, aggravant ainsi les réquisitions d'un procureur qui, s'inspirant de l'incapacité des services secrets américains à prévoir les attentats du 11 septembre 2001, avait déjà, en matière de comparaisons, la main lourde, et l'effet de manche facile. Un tel verdict recèle un si riche potentiel d'analyses qu'il sera difficile de dépasser le stade d'une rapide prospection.

Pour chercher à expliquer l'incompréhensible, une première hypothèse conduit à s'interroger sur la stratégie judiciaire, hypothèse qui, en l'absence d'un Eolas transalpin, restera bien rudimentaire. L'affaire, jugée sur les lieux du drame, donne l'impression qu'il s'agit là du procès de responsables d'une catastrophe industrielle, explosion d'une usine, rupture de barrage, effondrement d'un immeuble ou d'un pont, lequel met en cause aussi bien des chefs d'entreprise, des ingénieurs, des bâtisseurs, que les autorités de tutelle chargées de les surveiller. Il semble bien, en effet, que le procès s'inspire de ce modèle ; sa particularité, pourtant, réside en ceci que, alors même que le nombre de victimes d'un tremblement de terre dépend, entre autres paramètres, de la qualité du bâti, il va chercher ses responsables ailleurs, en l'occurrence des scientifiques qui n'ont aucune prise sur ce qu'ils tentent de mesurer, et va les traiter comme si, à l'image d'un entrepreneur maffieux ou d'un notable corrompu, ils étaient responsables de l'événement en question. À ce stade, on peut postuler un intérêt personnel d'un juge en poste dans une petite ville, qui voit là une occasion inespérée de s'assurer une notoriété qu'il pourra ensuite rentabiliser, avec une carrière politique par exemple. Une telle hypothèse explique peut-être certains éléments, par exemple la rigueur d'un verdict qui, pour cette raison même, sera à coup sûr cassé en appel, pour le plus grand profit symbolique de son auteur ; mais l'essentiel est ailleurs.
C'est sous la plume de Mario Tozzi, géologue et homme de télévision, que l'on trouve, dans la Stampa, un éditorial qui semble ne guère avoir d'équivalent dans une presse italienne étonnement peu critique à l'égard de cette décision, et fort peu intéressée par celle-ci. Mario Tozzi, a contrario, attaque fort, dénonçant "une sentence absolument incompréhensible d'un point de vue scientifique (...) avec laquelle l'Italie se range parmi les pays où les scientifiques sont condamnés par des tribunaux théocratiques et où les tremblements de terre sont considérés comme des châtiments divins". Il pose ensuite la question fondamentale, celle de l'action : puisqu'un scientifique ne peut prévoir avec précision ni où ni quand un tremblement de terre va avoir lieu, il faut donc évacuer à titre préventif toutes les régions menacées. Et puisque, désormais, aucun scientifique ne prendra le risque de fournir un avis, il faudra donc, pour évaluer ce risque, s'en remettre aux augures et aux devins. Dans un pays moderne, ajoute-t-il presque en aparté "un séisme d'une magnitude de 6,3 ne devrait même pas provoquer l'effondrement d'une corniche". Sans doute touche-t-il là un point fondamental. Car les victimes n'ont sûrement pas été tués par les scientifiques, et pas même par le tremblement de terre : elles l'ont été par l'effondrement de bâtiments souvent très anciens et incapables de résister à un séisme d'intensité moyenne, alors même que l'on n'ignore rien ni du risque qui menace ces régions, ni des techniques permettant de construire des immeubles sûrs. Prendre les mesures nécessaires, comme on le fait pour les zones inondables, implique en l'espèce de reloger des millions d'individus, et de détruire ces centres historiques qui comptent parmi les fiertés locales. On le sait très bien, personne ne prendra une telle décision : aussi faut-il, quand le peuple gronde, lui fournir, par un extraordinaire raccourci anthropologique, des boucs émissaires. Les scientifiques, avec leur hiérarchie parallèle, leurs valeurs inaccessibles au grand public et leur propos obscurs, conviennent parfaitement pour un tel usage. D'une certaine façon, on a bien affaire au procès d'une catastrophe industrielle, sauf qu'on n'y juge pas les bons coupables, et ce, sans doute, d'une manière parfaitement délibérée.

Au cœur du cyclone, l'INGV réagit avec pondération, en posant la question sociale : ce jugement modifie radicalement la relation entre les scientifiques et les politiques et, au-delà, avec la société toute entière. Rendre les auteurs de prévisions concernant les forces de la nature et les catastrophes qu'elles entraînent responsables des conséquences de leurs erreurs revient à interdire toute prévision : et on voit bien comment une telle attitude peut être généralisable, aux météorologistes par exemple, souvent accusés de ne pas avoir prévu la violence de telle tempête, ou l'abondance de telles précipitations. Naturellement, les conséquences ne se font pas attendre, et, dans les cercles concernés, les démissions s'enchaînent. Quand bien même ce verdict serait cassé en appel, le mal est fait, et il perdurera. Occupés qu'ils sont par leurs fonctions de recherche et d'enseignement, les scientifiques ne perdront rien en renonçant à exercer cette activité pour eux secondaire et par laquelle ils tentent d'aider la communauté en lui fournissant leur expertise. La société y perdra seule et, dans les Abruzzes, elle l'aura bien mérité.