Élie Cohen est hors de lui. Le billet qu'il consacre sur Telos à l'hypothèse de nationalisation des actifs lorrains d'ArcelorMittal vaut à lui seul comme tentative pour relancer l'activité sidérurgique, tant on aura rarement vu autant de clous enfoncés si profondément dans un même cercueil. Enchaînant toutes les raisons pour lesquelles cette annonce si largement reproduite ne connaîtra jamais l'amorce d'un commencement d'exécution, le directeur de recherches au CNRS s'exprime d'une façon virile, mais règlementairement correcte, puisqu'il démontre à quel point le gouvernement ne pourra trouver aucune base juridique à la prise de contrôle de l'aciérie lorraine. Repris et amplifié par les habituels porte-parole du monde de la finance et de l'industrie, qui trouvent là une occasion rêvée de ferrailler avec le chevalier blanc Montebourg, et ne manquent pas de rappeler le vieux contentieux né des prétentions d'un parvenu venu s'emparer d'un fleuron de l'industrie nationale, ces évidences semblent, dans cet univers, assez peu contestées, à l'exception d'un article qui mérite quelques commentaires.

Présenter un catalogue partiel des interventions publiques qui, depuis trente ans, en France, mais aussi aux États-Unis, on vu l'État prendre le contrôle d'entreprises privées démontre en effet, à l'inverse des intentions de l'auteur de l'article, à quel point aucune des deux principales situations auxquelles se résument ces interventions ne s'applique ici. Il arrive en effet, en France avec Alstom, aux États-Unis avec General Motors, pour rester dans l'industrie et éviter les rivages tourmentés d'une finance grande consommatrice de prêts en dernier recours, que l'État vienne au secours d'entreprises en difficulté. Mais pour Alstom, il s'agissait de faire face à une situation de trésorerie périlleuse née d'un problème technique particulier rencontré sur des turbines à gaz, pour General Motors d'organiser une faillite, seule façon de mettre un terme à des accords sociaux ruineux ; il s'agissait, en somme, d'apporter une réponse provisoire à des problèmes conjoncturels et tout à fait spécifiques. Quant aux nationalisations socialistes de l'après 1981, si elles ont effectivement permis une réorganisation efficace des grandes entreprises, tel n'était sûrement pas leur objectif premier. Il s'agissait bien, comme aujourd'hui, de punir les méchants en jouant, aux frais du contribuable, les sauveteurs du prolétariat opprimé. Il s'agissait aussi, chaque fois, de reprendre des entreprises en totalité, et pas seulement un élément secondaire, mais intégré dans des échanges globaux, de leur appareil productif, quand bien-même la structure juridique de la société en aurait fait une entité indépendante. Quant à la vision de long terme qui serait le propre de l'État, elle mérite qu'on y revienne plus loin.

Mais on ne peut manquer d'être frappé par la disproportion cosmique qui existe entre l'ampleur de la tragédie nationale qui se joue en Lorraine, et la réalité des enjeux, lesquels se limitent à deux petits hauts-fourneaux vétustes et arrêtés depuis dix-huit mois, et à 620 salariés, soit 3 % des effectifs français d'ArcelorMittal. Dans le compromis aujourd'hui trouvé, Mittal ne s'engage à rien d'autre qu'à poursuivre les investissements prévus sur la partie viable du site, celle qui produit des tôles pour l'automobile et les conserveries, et à attendre un hypothétique financement européen pour une éventuelle transformation des hauts-fourneaux en un démonstrateur d'une technologie économe en émissions de dioxyde de carbone ; l'aciériste prend donc de petits engagements pour résoudre un problème mineur, qui a surtout comme vertu de démontrer la totale inconséquence de la puissance publique.
Car il semble que, en haut lieu comme dans la presse grand public, on ignore tout de la façon dont on produit aujourd'hui de l'acier, à quoi celui-ci sert et, accessoirement, pourquoi tant de hauts-fourneaux sont, y compris à Dunkerque, aujourd'hui à l'arrêt. 30 % de l'acier mondial sort de fours installés là où se trouve leur matière première essentielle, l'électricité, les ferrailles qui les alimentent se transportant sans difficulté. La propriété qu'a l'acier d'être recyclé à l'infini garantit la pérennité de cette activité qui s'exerce dans des unités plus petites, plus souples et moins concentrées que les hauts-fourneaux. La tôle lorraine sert par ailleurs à alimenter un marché national de la production automobile dont on sait dans quelle détresse il se trouve, et dont les sombres perspectives ravissent les dépressifs. Le gouvernement, schizophrène, favorise d'un côté le recyclage et la disparition progressive de l'automobile, et jure, de l'autre, qu'il fera tout pour empêcher la fermeture des raffineries, des hauts-fourneaux et d'Aulnay-sous-Bois. L'histoire d'un Parti Socialiste qui s'appuie pour l'essentiel sur les catégories intellectuelles moyennes et supérieures mais ne peut récuser ses anciennes origines ouvrières, le souvenir traumatique des manifestations de 1979 et des ajustements de 1983 expliquent cette complaisance opportuniste par laquelle on attend d'un investisseur qu'il se comporte comme un politique, et accepte de subventionner une activité sans avenir au nom de l'importance symbolique de son passé. Avec une telle logique, il n'est pas sûr qu'on trouve beaucoup de volontaires.