Pour un individu rationnel, le règlement de la question dite du mariage pour tous doit s'effectuer de la façon la plus simple : un groupe social revendique un droit, et celui-ci peut lui être accordé sans pour autant priver qui que ce soit de quoi que ce soit. Il s'agit, en somme, d'une situation parfaitement pareto-optimale, ce qui n'est pas si fréquent, et il n'existe en conséquence aucune raison rationnelle de ne pas satisfaire une telle revendication. Évidemment, si les sociétés fonctionnaient suivant ces principes, les sociologues seraient tous économistes, et le monde infiniment plus ennuyeux. Or, il se trouve qu'un autre groupe social, rebelle à la plus élémentaire logique, s'oppose à cette libéralité, et, utilisant à cette fin une arme traditionnelle bien qu'elle ne lui soit pas du tout habituelle, présente dans la rue sa conception de ce que doit être un monde bien ordonné. Il fournit ainsi une excellente occasion de revisiter les classiques analyses de l'entreprise de morale, celle d'Howard Becker, celle, peut-être plus encore, de Joseph Gusfield. Il offre aussi la possibilité de se demander, sans trop insister puisque, après tout, on n'est pas non plus des philosophes, ce qu'il peut bien y avoir d'éthique dans cette morale-là.

Si Howard Becker a théorisé la notion d'entrepreneur de morale, ces individus, ces groupes parfois, qui ne trouveront pas le repos avant d'avoir réussi à faire modifier les normes et les lois d'une manière conforme à leurs exigences morales, Joseph Gusfield, en étudiant sur la longue durée les croisades anti-alcooliques aux États-Unis, en a fourni une des applications les plus pertinentes. Il montre à quel point ces militants indissociablement religieux et moraux, dont les entreprises ont connu un point culminant avec la prohibition des années 1930, étaient aussi directement dépendants d'une situation politique particulière. Symbolic crusade décrit la manière dont le flambeau de la tempérance a d'abord été brandi par les pères fondateurs patriciens de la république américaine contre les plébéiens qui porteront au pouvoir Andrew Jackson, puis par les descendants de colons britanniques contre des nouveaux venus allemands ou scandinaves, eux aussi protestants mais gros consommateurs de bière, enfin par les anglo-saxons blancs contre les immigrants irlandais, italiens, ou juifs. Chaque fois, l'exigence morale, qui rassemble de plus en plus de partisans, et affronte de plus en plus d'adversaires, sert directement des objectifs politiques. Et chaque fois, il s'agit pour le groupe au pouvoir d'imposer à l'ensemble de ses concitoyens sa conception de la bonne manière de conduire son existence, et de le faire en employant des justifications morales au moment où ce mode de vie se trouve menacé par ce phénomène propre aux États-Unis, l'arrivée massive de nouveaux immigrants qui deviendront vite citoyens, et pèseront donc du poids de leur vote, et de leur nombre. Chaque fois, en somme, il s'agit pour les groupes au pouvoir de mener un combat d'arrière-garde, et un combat perdu.
En descendant dans la rue, les opposants à la dé-sexualisation du mariage civil montrent, s'il en était besoin, à quel point le catholicisme pratiquant, loin de cet universalisme qu'il revendique, constitue l'une des propriétés de groupes sociaux homogènes qui peuvent fort bien être définis en termes sociométriques, âge, profession ou revenu, mais aussi géographiques, et à ce titre la base de données des immatriculations des cars employés pour conduire les pèlerins à Paris fournira des informations précieuses, ou politiques. Comme celle des prohibitionnistes de Joseph Gusfield, leur entreprise de morale n'est qu'une façon de défendre leurs intérêts politiques et sociaux, défense sans espoir puisque ce pouvoir ne leur appartient plus.

Mais une croisade morale conduite par l'église catholique contre l'égalité du droit au mariage souffre d'une faiblesse rédhibitoire, celle d'être menée par un bien piètre champion. Pouvoir temporel, le Vatican a certes, comme tout autre, le droit de se tromper : au moins lui faut-il alors reconnaître ses torts, ce qui, après tout, constitue le point central de la morale qu'il professe. Prêt à béatifier un pape coupable de complicité active dans un crime contre l'humanité qui n'est pas celui dont tout le monde parle, le Vatican se trouve aujourd'hui interdit bancaire. La Banque d'Italie vient en effet d'ordonner à la Deutsche Bank, qui gère les terminaux du micro-état, de désactiver ceux-ci, faute de progrès suffisants dans la lutte contre le blanchiment. Donnée comme très provisoire l'interdiction, aux toutes dernières nouvelles, dure encore : c'est que, là aussi, l'héritage pèse, et le passif, en l'occurrence celui de feu le très peu honorable Paul Marcinkus, semble bien difficile à apurer. Revendiquer, exiger, manifester, sont autant d'actions qui ne relèvent pas de la croyance, mais bien de la politique : et en la matière l'église catholique, en dépit, et à cause, de ses incessantes pulsions qui la poussent à intervenir dans la marche du monde, n'a aucune espèce de leçon, morale ou autre, à donner à qui que ce soit.