A lui seul, le départ d'Hervé Kempf ne constitue sans doute pas une raison suffisante pour recommencer à acheter Le Monde. La perspective d'être débarrassé de ses ineptes et obsessionnels billets du samedi, jour du supplément télé, ne modifie en effet qu'à la marge les termes d'une transaction qui s'exprime de la façon la plus simple : pourquoi donc acheter un quotidien qui se lit en un quart d'heure là où Les Échos, qui ne coûtent pourtant que 10 centimes de plus, réclament trois fois plus de temps ? Mais le débat qui naît à cette occasion, opposant le chroniqueur à sa hiérarchie et qui met au jour deux positions irréconciliables, éclaire de façon fugitive un paysage souterrain, bien éloigné de l'écologie telle qu'on la pratique dans les ministères et au sein du parti propriétaire historique du problème, et qui mérite que l'on s'y attarde.

Tout est dit, en fait, dans la façon dont le démissionnaire relate les causes de son départ, en invoquant une question sur laquelle on s'est toujours bien gardé d'avoir le moindre avis, la construction d'un nouvel aéroport dans la périphérie de Nantes. À l'inverse, son parti-pris ne peut trouver de meilleure illustration que cette photo de l'ordre noir de la République, très soigneusement cadrée afin de mettre en valeur la menace silencieuse des casques et des armures, prise dans un violent contre-jour qui accentue son effet dramatique et laisse difficilement deviner ces bandes jaunes qui signalent une compagnie de CRS. Comme toujours, face à la force symbolique de cette image, il n'est guère possible de répondre autrement qu'en en présentant d'autres, qui, tout en jouant bien mieux leur rôle d’illustration, n'ont aucune chance de passer à la télévision. Tout est dit, aussi, dans cet aveu, où il annonce sa décision de se rendre, de sa propre initiative et sans mandat de sa hiérarchie, sur un terrain où se joue, écrit-il, "un moment important de l’histoire du mouvement écologique."

Un monde alternatif d'un genre relativement nouveau a vu le jour lorsque les combattants de mai 1968, dans leur immense majorité, sont retournés à leurs études. Ceux qui ont persisté ont connu des fortunes diverses, duré plus ou moins longtemps, et finalement rallié tel parti politique traditionnel où ils ont souvent connu de très honorables et confortables carrières. D'autres ont créé leur propre parti, aujourd'hui connu sous l'étiquette Europe Écologie / Les Verts, et ont, eux aussi, de manière un peu plus confuse, fait carrière. Mais, sur les marges du parti officiel, il en reste d'autres. Libertaires, luddites, malthusiens, anticapitalistes, perpétuateurs et propagateurs des plus assommants discours soixante-huitards, ils s'appuient sur un prêt-à-penser, au sens le plus littéral du terme, que certains, tel cet auteur d'un blog qui se fixait comme ambition de faire un meilleur Monde lequel, par ailleurs, l'héberge, mettent à la portée de tous, et qui comprend des pensées aussi stupéfiantes que celle d'un Alain Gras. Dispersés et très peu nombreux, on les rencontre surtout dans les grandes villes universitaires, où ils s'agglomèrent dans telle association, tandis qu'ils communiquent grâce à un réseau de journaux en ligne qui, comme n'importe quelle brochure de pasteur évangéliste, a l'ambition de proclamer à un monde qui ne l'attend pas forcément une vérité secrète, unique, et bouleversante.
C'est sans doute là que la rationalité se doit d'affronter un de ses défis les plus redoutables : comment peut-elle expliquer ce séminaire de doctorants, tenu dans un labo rattaché au CNRS et dont les organisateurs, un temps, par méfiance de l'informatique, préféraient s'échanger des documents par voie postale ? Comment peut-on à la fois préparer les diplômes intellectuellement les plus exigeants, voire déjà disposer d'un poste universitaire, et développer cette capacité d'aveuglement qui fait rejeter toute source d'information légitime, au non de la manière dont cette légitimité a été acquise, pour lui préférer des supports militants, au contenu, par définition, systématiquement biaisé ? Il est sûr, en tous cas que, loin de n'être qu'un militant écologiste banal, Hervé Kempf appartient bel et bien à cet univers-là lui qui, sur le terrain de l'aéroport, essaye, comme ceux qui l'entourent, de ressusciter les mobilisations massives des années 1970, avec cent fois moins de participants, lui qui adhère sans recul à leur volonté de combattre, par la force, le monopole de la violence légitime, et de créer un des ces espaces fictifs, illustrés par tel squat dont la légende dépasse toujours infiniment la réalité, et qui vaut comme preuve suffisante de la viabilité de leur conception d'un monde autre.

Les écrits du chroniqueur, au profit desquels il détourne le malheureux Thorstein Veblen qui n'est plus en mesure de se défendre depuis bien longtemps, confirment si besoin en était ce que cet engagement peu avoir de radical, d'absolu et, donc, d'intolérant. On ne se trouve pas ici dans un militantisme politique, syndical ou associatif habituel, ni dans une croyance religieuse ordinaire qui, l'un comme l'autre, font rarement obstacle à une analyse relativement objective d'une situation quelconque, le genre de chose, en somme, qu'on exige d'un scientifique, et qu'on espère d'un journaliste. Le militant moral, lui, parce qu'il se dévoue pour une cause vitale et absolue, ne saurait voir sa conviction entravée par de tels scrupules. Reste à comprendre comment un individu aussi partisan a pu, si longtemps, être associé à un quotidien généraliste que d'aucuns, amateurs d'insultes répétées, qualifient de "productiviste socio-libéral". Son départ, qui le voit, comme d'autres avant lui, tenter l'aventure de la presse web, a aussi valeur de signal. Alors que l'avenir vert vire au cauchemar, et que la politique énergétique supposée traiter le problème environnemental le plus urgent, le réchauffement climatique, montre, sans surprise, qu'elle ne fait que l'aggraver, il ajoute en effet un minuscule indice à ce mouvement de désaffection naissant à l’égard des thèses écologistes que l'on commence à percevoir, et qui laisse entrevoir, une fois de plus, pour ses partisans les plus déterminés, une longue traversée de leur cher désert.