En ce moment-même et durant toute la semaine, sur les petites routes tortueuses de nos campagnes, une épreuve connue des seuls amateurs et des habitants du coin se déroule pour la dernière fois. Inauguré dans les années 1970 et alors soutenu par la Prévention Routière et le ministère de la Jeunesse et des Sports, disparu en 1981, relancé en 2003 par Marc Fontan, ancienne gloire des circuits de vitesse et d'endurance, le Moto Tour meurt de nouveau, et rien ne dit qu'il réussisse cette-fois ci à convaincre un prince fortuné de venir le ressusciter. Dans le récent numéro de Moto Magazine, l'organisateur explique les raisons qui le contraignent à l'abandon. Si brève soit-elle, son intervention mérite d'être relatée, tant elle procure un exemple idéal de la manière dont, tranquillement, méthodiquement, avec la plus parfaite bonne conscience, et jusque dans la police des plaisirs, la France d'en haut écrase celle d'en bas.

Principale épreuve d'un championnat encore plus méconnu que les autres épreuves organisées par la FFM, celui des rallyes routiers, le MotoTour se déroule sur une petite dizaine de manches et, démarrant en Alsace pour se terminer dans le Var avec un léger détour par Albi, traverse donc, sur des voies publiques assez rarement interdites à la circulation et où le respect du code de la route s'impose, un paquet de départements, avec obligation de déposer un dossier complet dans chaque préfecture. Mais cette contrainte, connue, publique et uniforme, ne représente que la plus simple expression de l'accumulation toujours croissante de restrictions qui conduisent aujourd'hui Marc Fontan à renoncer. Il en s'explique en ces termes dans Moto Magazine : "Obtenir une homologation, une autorisation de circuler sur certaines routes, avec des motos de compétition, devient impossible. Des associations qui se revendiquent écologistes s'approprient de nouveaux territoires, y compris des routes goudronnées. Sur une étape, nous n'avons pas le droit de passer parce que c'est la période de reproduction d'un animal, sur une autre, parce qu'on passe à 150 mètres de la source d'eau la plus pure de France." Relever un tel défi laisse l'organisateur d'une manifestation à laquelle ne prennent guère part que des amateurs totalement démuni, lui qui ne peut se défendre autrement qu'en protestant vainement de sa bonne volonté, tout en cherchant à amadouer ces puissants dont son sort dépend, et qui ne lui veulent aucun bien. Ce qui, au demeurant, depuis la renaissance de la moto en France au cours des années 1970, témoigne d'une constante.

On trouve aux Archives Nationales, sous la cote 19820387, un versement passionnant. En 1976 Jean-Pierre Soisson, alors ministre de la Jeunesse et des Sports, emporté par l'irrépressible enthousiasme juvénile de l'après mai-68 avait tenté de lancer une politique favorable à la jeunesse, et, pire encore, à la moto. Cet invraisemblable moment d'égarement qui, fort heureusement, ne s'est plus jamais reproduit depuis se traduisit par un certain nombre de mesures concrètes ou, du moins, par quelques tentatives. L'une d'entre-elles visait à mettre en place, à un échelon départemental ou, au minimum, régional, des "centres de pratique motocycliste", sortes de bases de loisirs pour jeunes motards. L'initiative, on s'en doute, fit long feu, et n'en subsiste aujourd'hui que quelques traces, Carole étant sans doute la plus connue. Il n'empêche : des prospections furent lancées à droite à gauche, prospections le plus souvent informelles, et sans caractère public. Immédiatement, pourtant, prévenu par l'on ne sait quel canal, le ban et l'arrière ban de l'entre soi paisible, de l'entre gens de bonne compagnie partit à l'assaut de ce qui, bien souvent, n'était qu'une rumeur.
Conservées aux Archives Nationales trente, quarante, cinquante lettres, d'élus locaux, de représentants de micro-associations de protection d'un tout petit patrimoine, de préservation d'une bande côtière, de présidents de telle ou telle société savante locale, d'habitants ordinaires, remontèrent alors jusqu'au ministère, dénonçant toutes avec la vigueur de l'indignation légitime l'attentat potentiel à leur tranquillité. Ainsi, tel haut fonctionnaire de l’Équipement écrivait, sur papier à en-tête de son ministère, à un préfet pour lui donner ordre de mettre fin aux prétentions d'un motociste désireux d'annexer un champ voisin, au risque de troubler la paisible jouissance de son bien immobilier.

Sans doute autant faute de financements que par peur d'un combat qui s'annonçait bien inégal, l'affaire, le plus souvent, en resta là. L’opposition, depuis, n'a cessé de gagner en puissance. Elle dispose aujourd'hui des vastes ressources de l'énorme cohorte des sales petits flics de l'immobile, ces agents de l'ONF qui traquent jusque devant les tribunaux les agriculteurs qui ont eu le malheur, au guidon de leurs quads, de poser leurs tétines sur les sentiers d'un espace protégé, ces militants surveillant leur village et qui, avec l'application d'un comptable et le zèle d'un tchékiste, notent tout écart à la règle, ces plaideurs dont la seule activité consiste à encombrer les tribunaux administratifs de procédures, saisissant n'importe quel prétexte pour retarder un projet dont ils ont décidé qu'il ne verrait pas le jour.
Au moins ces combattants s'attaquent-ils parfois à forte partie. Il n'en va pas de même avec le MotoTour, typique de ces épreuves sportives peu connues, peu financées, jamais diffusées et qui ne s'adressent en fait qu'à des amateurs, dans tous les sens du terme, moto-clubs, concessionnaires moins commerçants que passionnés, petites structures amicales, et familiales. Dans Les joueurs d'échecs, Satyajit Ray raconte la fin d'un royaume si minuscule que la puissance coloniale britannique avait jusque-là négligé de l'ajouter à son empire ; mais l'exception n'est pas tolérable et, malgré les supplications et le désespoir de son souverain, il doit, à son tour, se soumettre. La défaite de Marc Fontan, son incapacité à combattre le Léviathan, à faire survivre cette petite entreprise de bénévoles relève de la même implacable logique, celle d'une loi que son respect de la règle de droit n'empêche pas d'être celle du plus fort.