La pollution aux particules fines a ceci d'intéressant qu'elle permet toutes les interprétations. Seulement définies par leur taille celles-ci possèdent en effet une vertu rare, celle de pouvoir être composées de n'importe quoi, donc de venir de n'importe où au point, par exemple, de rendre l'air du Sahara irrespirable. Il s'agit, en somme, du polluant idéal pour une polémique.
De fait, l'épisode de début décembre en Île de France a fourni le prétexte à une instructive passe d'armes qui commence lorsque l'un des participants à un blog de vils squatters prétend, cartes à l'appui et tout en s'attaquant à ce fournisseur d'information par excellence que reste, pour beaucoup, le grand quotidien du soir, trouver à ces particules une origine allemande. Le quotidien réplique par l'intermédiaire d'un article dans une rubrique d'apparition assez récente, dont la raison d'être consiste à procéder à une certification a posteriori de la véracité des affirmations les plus diverses connue sous le terme de fact checking.

Mais l'affaire n'en reste pas là : le chef de la rubrique montre au créneau et, dans un billet publié ailleurs, à la fois résume l'affaire, et, au prétexte de leur reprise imprudente de la polémique originelle, s'en prend frontalement à des journalistes de la presse économique qu'il accuse d'en vouloir à son activité. L'un d'entre eux, Stéphane Soumier, répond alors sur son blog d'une manière qui, malgré son langage relâché et sa bibliographie un peu courte, ne manquerait pas de pertinence si elle ne s'engouffrait pas tête baissée dans l'impasse stérile du relativisme. Hélas, depuis lors, il a choisi de supprimer sa note, ce qui, quand même, n'est pas très sport, et ne fait pas les affaires de l'observateur nonchalant. Tant pis. De bonnes âmes, fort heureusement, en ont pris copie, permettant d'en retrouver l'essentiel.

Dans ce virulent échange, le bourdieusien aura instantanément reconnu les querelles caractéristiques d'un champ, cet espace particulier où des acteurs, à partir de positions très inégales, s'affrontent pour un enjeu qui n'a guère de sens en dehors de cet espace même, et cela dans le but d'améliorer leur situation, ou de la défendre. Symbolique autant que matérielle, cette lutte a souvent comme objectif une propriété précieuse, et plus encore dans un domaine qui vit de la confiance que l'on lui accorde, la légitimité.
Directeur de rédaction, Stéphane Soumier dispose du privilège du pouvoir et de l'ancienneté, ce qui lui permet de verser dans le paternalisme au nom d'un journalisme vieille école, au cuir tanné sous le soleil du Sahel. Il a aussi une position à défendre, en particulier contre ces nouveaux venus dont l'activité semble, pour l'essentiel, consister en l'élaboration de jolies infographies nourries par des séries statistiques réputées fiables, et qui, intervenant en bout de chaîne, semblent à la fois tenir absolument à avoir le dernier mot, et prétendre fournir une vérité scientifiquement valide et donc incontestable. Journalistes certifiés, ces fact checkers doivent à leur tour, dans un jeu de miroirs sans fin, disqualifier une concurrence sauvage qui s'exprime au travers des blogs et qui, au prétexte de la maîtrise de telle ou telle compétence technique particulière, se permet de contrôler les vérificateurs.

Évidemment, il est très difficile de résister au plaisir de se lancer dans la bataille, et de s'interroger sur cet outil de preuve qu'est le chiffre, et plus précisément la série statistique, et l'usage qu'en font des journalistes a priori fort peu formés à son emploi. Une série n'est rien sans sa méthodologie, et aucune publication statistique sérieuse ne se dispense de la présenter. Être en mesure de comprendre et de critiquer celle-ci n'est pas à la portée du premier venu. Et si un profane peut faire aveuglément confiance à un organisme public et indépendant tel l'INSEE, l'utilisation des données produites reste malgré tout délicate. On en voudra pour preuve les erreurs que peut générer un usage irréfléchi d'Eurostat, lui aussi acteur de référence, mais également agrégateur de statistiques nationales qui obéit à un principe bureaucratique et ne tient, pour ne citer qu'un exemple, aucun compte des énormes différences démographiques, géographiques ou climatiques qui singularisent les pays de l'Union, lesquelles ont des conséquences déterminantes sur leur équipement hydroélectrique, donc leur production d'énergie décarbonée, ou sur l'utilisation des deux-roues motorisés, donc les statistiques d'accidents de la route, ou encore sur le niveau de la pollution atmosphérique dans les capitales. Dans des cas de ce genre, la seule retranscription des données, en particulier si l'on cherche, comme le fait souvent le journalisme, à établir un classement assorti de jugements moraux, peut fort bien n'avoir aucun sens.

Mais la situation se complique lorsque des agendas privés viennent instrumentaliser le chiffre, et quand bien même ceux-ci seraient le fait d'organismes officiels. Pas de meilleure stratégie pour une agence publique nouvelle-née que de commencer par réaliser une étude consacrée à un créneau particulièrement porteur, assortie d'un communiqué de presse avançant un chiffre qui fait peur, ce qui garantit une diffusion d'autant plus large que personne n'ira lire les mises en garde qui figurent en petits caractères dans l’annexe méthodologique. Proteos a mis son nez dans cette publication, et son billet donne une idée des compétences, des connaissances et du temps nécessaire pour critiquer efficacement ce genre de rapport. On sort ici largement du domaine des journalistes pour entrer dans un territoire dont les marques les plus visibles sont laissées par une association comme Pénombre ou une initiative telle les Cafés de la statistique. Un fact checker qui s'aventurerait en ces contrées sans un bagage solide s'introduirait sur le champ académique sans titre valide, sans posséder aucun des passeports universitaires requis pour y accéder. Là, pour son malheur, il risquerait de découvrir que, souvent, les mœurs sont brutales, et les controverses sans pitié.