Ce qu'il y a de bien avec les publications de l'APUR c'est que, si contrainte soit leur thématique, il y a toujours moyen d'en faire un usage imprévu. Prenons ce tout récent rapport qui croise l'une des compétences principales de l'Atelier - le logement - avec un sujet propre à satisfaire ses commanditaires - le futur réseau de transports du Grand Paris Express. Pour l'essentiel, et comme souvent, cette étude vaut par son appareil cartographique aussi varié que détaillé. Et elle permet de mieux comprendre la fulgurante évolution urbanistique que connaissent deux communes qui, un jour prochain, profiteront des bienfaits de la ligne 14 prolongée, Clichy-la-Garenne dans les Hauts-de-Seine, et sa voisine Saint-Ouen en Seine-Saint-Denis.

Malgré la frontière, celles-ci partagent en effet un destin politique commun. Saint-Ouen, lors des élections municipales de mars 2014, a basculé à droite, signant ainsi une des plus grosses prises de feue la banlieue rouge. À Clichy où, par la faute du Conseil d’État, on revota en juin 2015, la ville, socialiste depuis le congrès de Tours, changea elle aussi de bord. Or, on sait comment ça marche, en particulier lorsque l'on a, comme ici, affaire à des victoires fragiles : le premier acte des nouveaux élus sera de bétonner leur électorat, ce que, d'ailleurs, à l'évidence, leurs prédécesseurs faisaient aussi, mais en sens inverse. Ici, on abandonne le logement social au bénéfice de la promotion privée, opération sans risques puisque, par définition, l'on dispose de marges. Pour l'heure, la réglementation impose en effet dans ces villes un quota minimal de 20 % de logements sociaux. Or, à Clichy, on dépasse les 33 % ; à Saint-Ouen, on ne doit plus être loin des 50 %. De quoi, en somme, faire bâtir des milliers de logements privés sans bousculer les barrières légales. De plus, comme le montre le document de l'APUR, ces deux villes présentent des avantages spécifiques.
Il y a d'abord la zone ANRU, à l'intérieur de laquelle, sous certaines conditions, divers taux réduits de TVA s'appliquent à l'achat d'une résidence neuve. Toute la portion utile de Saint-Ouen, celle qui n'est pas occupée par la chaufferie urbaine, les entrepôts et l'usine d'incinération d'ordures, une bonne partie du territoire de Clichy, le long de la Seine ou, à l'opposé, de Paris, zones périphériques où subsistent encore quelques réserves foncières, profitent de ce dispositif. Par ailleurs, entre le nouveau palais de Justice installé porte de Clichy, le siège de la région Île-de-France à la mairie de Saint-Ouen, et, juste entre les deux, le futur CHU, on se trouve au cœur de ce qui deviendra à coup sûr le triangle d'or du Grand Paris. On conçoit que l'arrivée de la ligne 14 marque, en quelque sorte, le coup d'envoi de la grande ruée. L'APUR ne s'y trompe pas, publiant des coupures de presse qui désignent ces lieux comme des endroits où il devient presque trop tard pour investir.

Ainsi, à Clichy, on bâtit du logement privé, ici, ici, , ou encore ou bien , sans que cette sélection ait quoi que ce soit d'exhaustif. Et la clientèle à laquelle cette avalanche de nouveautés se destine n'est pas la seule propriété qui tranche avec les choix urbanistiques propres à la municipalité précédente.
Sans doute par la vertu d'un adjoint amateur d'architecture, les logement sociaux construits à Clichy étaient alors signés Eva Samuel, Louis Paillard, Avenier Cornejo, Brenac & Gonzalez, Hamonic + Masson, équipes à la notoriété au moins nationale, et qui témoignaient d'une politique qui avait valu à la ville la rare distinction d'une Équerre d'argent. Les bâtiments d'aujourd'hui ne sont qu'anonymes exemples d'une architecture de promoteur. Au moins ont-ils la décence de rester quelconques, et de se distinguer en cela des immondices variés édifiés dans la ville voisine, avec de plus un projet dont on entendra sûrement parler.

Le drame de ces nouveaux maires de droite est qu'ils arrivent trop tard. On sent bien à quel point, à l'image de leur modèle levalloisien, ils auraient souhaité balkanyser leur ville, à coup de pseudo-haussmannien vaguement bourgeois, pierre plaquée et toitures en zinc. Mais le foncier manque, et le peu qui subsiste incite, en particulier à Saint-Ouen, à tenter ces greffes audacieuses qui risquent fort d'être rejetées, à vandaliser aussi les témoignages d'un passé à raser, ferraillé comme un vulgaire pavillon Baltard, ignorant au passage combien, aujourd'hui, ça peut valoir, du Jean Prouvé.
Toujours ironique, l'histoire a laissé à Clichy un bâtiment du même constructeur. À lire la petite annonce publiée sur Inventons la Métropole, on imagine qu'on se débarrasserait volontiers de ce tas de ferraille. Hélas, la Maison du Peuple de Marcel Lods et Eugène Beaudoin, ces architectes modernes qui, comme d'autres tels André Lurçat, appartiennent à la fameuse mouvance des compagnons de route du Parti Communiste, ne se trouve pas être un simple monument historique, mais, après la villa Savoye, le deuxième bâtiment moderne français le plus connu au monde. Ces nouvelles terres ont un long passé, et quelques coups de masse, quelques coulées de béton ne suffiront pas à le faire disparaître.