À un léger détail près, on pourrait s'épargner la peine de commenter ce récent Comité interministériel de sécurité routière, et se contenter de recycler le billet écrit voilà plus de deux ans, lorsque cette cérémonie s'était tenue pour la dernière fois. Car, du Premier ministre au ton sévère dénonçant une situation inacceptable au menu détaillant l'habituel catalogue de vingt mesures, des appels à une mobilisation citoyenne déjà cent fois lancés et effectifs dès 1984 avec l'initiative REAGIR de Pierre Mayet au serpent de mer ici incarné par l'éthylotest anti-démarrage, on cherchera en vain dans ce programme la trace d'un semblant d'originalité. Franchement, ça lasse. Le cumul d'inepties dépassant significativement celui de la session précédente, on en vient à plaindre sincèrement les fonctionnaires de la DSCR, qui ont sûrement payé de longues nuits sans sommeil leur chasse aussi désespérée qu'infructueuse aux idées neuves. Par simple charité, on retiendra malgré tout l'attention accordée aux piétons, et en particulier la verbalisation des refus de priorité dont ils sont victimes, et on se réjouira, en tant que motard, d'être enfin autorisé à allumer ses feux antibrouillard quand la visibilité est mauvaise, un équipement dont, malgré des décennies de pratique, on ignorait totalement l'existence.

Mais il y a un symbole, et d'importance. Pour la première fois en quarante ans, puisque la limitation des vitesses aujourd'hui en vigueur sur le réseau secondaire hors agglomérations date de 1974, l’État s'attaque à l'immuable, et réduit de 10 km/h la vitesse autorisée. Tout, dans cette décision, mérite analyse, tant elle est caractéristique de la façon dont la puissance publique décide et agit, de la manière dont elle se justifie et, même, de ce à quoi elle croit.

Depuis peu, la mécanique simpliste de la sécurité routière affronte un obstacle : la courbe de la mortalité, son but, sa fierté, son unique preuve d'efficacité, ne baisse plus. Pour les automobilistes en particulier, elle aurait même retrouvé une légère hausse. Un simple coup d’œil sur les données publiées par les principaux pays européens montre pourtant une tendance partout à peu près identique  : une baisse de moins en moins marquée de la mortalité routière au fil du temps, qui débouche sur un plateau à partir de 2010, avec parfois de légères hausses comme pour ce pays qui vaut comme un modèle de vertu, la Suède. En d'autres termes et en première analyse, si on atteint, ici et ailleurs, une limite, c'est celle d'une politique conduite à l'identique depuis quarante ans. Alors, il ne serait pas superflu, en particulier pour un pouvoir tout neuf, de prendre le temps de la réflexion.
Mais en ce début d'année, sans même attendre les quelques semaines nécessaires à la consolidation du bilan 2017, on agit. On le fait en prenant comme justification une expérience menée sur quelques tronçons de route, dont la validité semble douteuse, et dont les conclusions restent secrètes. On le fait en s'aidant de cet univers para-scientifique aussi rassurant que fictif qu'on appelle l'accidentologie, avec ses lois éternelles puisque mathématiques, lesquelles s'appuient sur de courtes expériences naturelles conduites à la fin des années 1970 dans un seul pays, et sur les véhicules d'alors. On le fait, enfin, en allant au plus court et au plus conforme, et en évitant surtout de s’intéresser au détail. En refusant de voir le conducteur tel qu'il est, un individu par définition adulte, formé plus ou moins bien, plus ou moins expérimenté et apte à réfléchir avant d'agir, en ayant choisi de le surveiller grâce à des automates, on a fermé toutes les pistes, sauf celle que l'on emprunte en resserrant la ceinture d'un cran.

Pourtant, la sécurité routière, avec son appareil statistique qui n'est jamais qu'une grosse machine à réduire drastiquement la complexité infinie d'un réel, par définition, accidentel, et à homogénéiser ce qui n'est qu'exception, offre malgré tout, dans ses bilans annuels, matière à réflexion. Ceux-ci montrent, par exemple, que la mortalité des automobilistes découle pour moitié d'accidents impliquant des véhicules seuls. C'est le cas de la surmortalité des jeunes adultes les samedi et dimanche, tôt le matin, ce phénomène que l'on appelait autrefois à Bruxelles la saturday night fever, qui conjugue alcoolisation prononcée et vitesse très supérieure aux limites. Dans des situations de cet ordre, on a du mal à se représenter l'efficacité de la nouvelle règle.
Mais, plus encore, il se pourrait qu'elle se montre contre-productive. Car elle va avoir un effet inédit et négligé, celui d'annuler la différence de vitesse dont bénéficiaient les usagers par rapport aux conducteurs d'un véhicule auquel la politique de sécurité routière ne s'est jamais intéressée, le poids-lourd. En 2016 nous dit le bilan de l'ONISR, 1 760 automobilistes sont décédés dans un peu plus de 46 000 accidents. Moins de 3 000 accidents ont impliqué des poids-lourds  ; pourtant, 493 personnes ont été tuées dans de telles circonstances, dont 438 n'étaient pas dans la cabine du camion. L'énergie cinétique ne met pas seulement en jeu la vitesse, mais aussi la masse ; et le véhicule le plus massif se montre bien plus dangereux que tous les autres. Dans la nouvelle configuration mise en place sur les routes secondaires, il ne sera même plus possible de s'éloigner légalement de ce danger. Qu'est-ce qui pourrait mal se passer ?

Cette première incursion du nouveau gouvernement sur un terrain neuf vaut comme une forme de renoncement : face à un problème à la fois complexe et secondaire, on choisit la solution simple, celle du conservatisme. Et l'affaire présente surtout un intérêt politique, avec la vigueur étonnante de l'engagement du Premier ministre. On avait pris l'habitude de voir la sécurité routière comme une sorte de cause occasionnelle, mise en avant au début des années 2000 lorsque la forte baisse de la mortalité valait comme preuve d'efficacité de l'action publique, et apportait une rémunération politique. Lisible dans la périodicité de plus en plus lacunaire des CISR, la stabilisation des années 2010 avait ensuite incité les politiques à se montrer bien plus discrets. Il y a sans doute, dans cet engagement, un peu d'imprudence. Et, si jamais le bilan 2018 ne montre pas ces 150 vies d’automobilistes sauvées sur les routes secondaires, il y aura des comptes à rendre. En attendant, on se permettra de conclure en apportant sa contribution à l'édifice commun par une modeste question. On dénombre en France environ 2,8 millions de motocyclistes, dont un peu plus de 600 sont tués chaque année sur les routes. En Espagne, on recense de l'ordre de 2,8 millions de motocyclistes. Chaque année, un peu plus de 300 sont tués sur les routes. Pourquoi ?