Lorsque, un lendemain de résultats d'élections, Les Échos consacrent l'essentiel de leur page quatre à commenter une récente étude de l'INSEE, on imagine qu'il s'agit d'une affaire grave. Et de fait, si le titre choisi par le quotidien reste évasif, puisqu'il pointe un effet négatif des grèves de transports sur la santé, l'institut statistique se montre bien plus inquiétant sans pour autant, en première analyse, fournir des éléments d’une nouveauté radicale. Affirmer, en effet, que la pollution de l'air due à la circulation automobile entraîne une augmentation des maladies respiratoires relève a priori du truisme. Si tel n'était pas le cas, on se demande bien pourquoi, depuis plus de cinquante ans, les États européens auraient engagé un grand combat contre la pollution atmosphérique, mettant en œuvre des politiques de plus en plus restrictives, et dont le succès se lit dans les bilans annuels publiés par les organismes en charge de la surveillance de la qualité de l'air. Qu'a donc inventé l'INSEE pour justifier la rédaction d'une étude de plus ?

L'institut, en fait, s'abandonne à un péché mignon propre aux économistes, l'expérience naturelle, dont le principe consiste à trouver une façon originale de torturer une ou plusieurs séries statistiques, de manière à leur faire avouer des vérités sans rapport avec celles qu'elles étaient supposées mesurer. Ici, on va associer, selon une méthodologie détaillée sur cette page, les admissions dans les services d'urgences hospitaliers pour une affection des voies respiratoires supérieures, et l'augmentation du trafic automobile qui survient lorsqu'un jour de grève dans les transports en commun conduit les usagers de ceux-ci à réutiliser leur voiture pour effectuer leur trajet habituel. L'hypothèse, quand même assez alambiquée, que veut vérifier l'étude établit un lien direct entre ces déplacements en automobile, plus nombreux, donc plus lents à cause des encombrements qui découlent d'un trafic plus dense, la hausse de la pollution concomitante, et leur conséquence sanitaire immédiate, un nombre d'admissions aux urgences supérieur à la normale. Si court soit-il, ce travail n'est pourtant pas avare d'éléments étonnants.

Si le trafic automobile, et seulement automobile, dans les grandes aires urbaines choisies par l'INSEE se mesure assez facilement, le choix des deux polluants retenus, monoxyde de carbone et particules d'un diamètre inférieur à 2,5 µm, alias PM 2,5, surprend. Le premier, comme le rappelle AIRPARIF, qui surveille l'air de l'Île-de-France, se rencontre à des niveaux très faibles, souvent inférieurs d'un facteur dix au niveau considéré comme une limite acceptable. Dès lors, on voit mal en quoi une hausse même forte de sa concentration dans l'air ambiant produirait un effet sur la santé des individus. La substance, certes, est mortelle : mais pour cela, il faut réunir à la fois une situation de confinement, et une concentration de gaz bien plus forte, deux conditions antinomiques avec des déplacements à l'air libre. Quant aux particules PM 2,5, leurs effets, nous dit AIRPARIF, concernent pour l'essentiel des malades chroniques ; le réseau qui les mesure, de plus, reste très lacunaire. L'ozone et le dioxyde d'azote, à l'inverse, produisent des effets immédiats sur les voies respiratoires, et constitueraient donc un indicateur particulièrement adapté à ce que recherche l'INSEE lequel, pourtant, n'en fait pas état.
Mais il y a pire. Les effectifs de malades admis aux urgences apparaissent si surprenants qu'on en vient à se demander si quelqu'un, quelque part, ne s'est pas planté dans ses ordres de grandeur. En temps normal, nous dit l'INSEE, les urgences admettent en moyenne journalière 0,8 malades par million d'habitants pour les pathologies qui intéressent l'institut. Lorsque les transports publics sont en grève, on en compte 0,3 de plus. On croit comprendre, pour illustrer les choses un peu sommairement, que, d’ordinaire, pour l'aire urbaine de Paris où l'INSEE recense 12,5 millions d'habitants, on a en moyenne dix admissions quotidiennes aux urgences pour des pathologies telles que la laryngite ou la pharyngite, pourtant fréquentes et bénignes. Les jours de grève, ce chiffre passe à treize. En d'autres termes ce qu'on mesure là, ce que les estimations de lNSEE donnent, et sans même évoquer la question de l'incertitude statistique, ne tient même pas dans l'épaisseur du trait.

Cette étude en évoque une autre, menée, entre autres, au sein de l'INSERM par une toute jeune docteure, étude qui notait une baisse significative de la fréquence de certains cancers chez les consommateurs d’aliments bio. Quel que soit le soin apporté à une neutralisation aussi poussée que possible des multiples biais qu’entraîne un travail de ce type, conduit sur une cohorte de vrais gens qui font état de leur comportement, alimentaire ici, on ne peut, raisonnablement, lancer une telle recherche en ignorant qu'elle n'épuisera jamais les incertitudes inhérentes à sa méthode, ce pourquoi elle ne découvrira rien d'autre que des évidences, en l'espèce que les individus plus riches, plus éduqués, plus soucieux de leur santé sont, effectivement, en meilleure santé que les autres.

Dans La manifestation, vieil article toujours indispensable, Patrick Champagne, alors sociologue à l'INRA, invente la notion de "manifestation de papier", désignant ainsi ces démonstrations publiques qui visent essentiellement à fournir à la presse une sorte de prestation, un spectacle suffisamment attractif et caractéristique, apte à bien représenter le groupe qui l'organise, destiné moins à exprimer une revendication qu'à garantir une large couverture dans les journaux et les actualités télévisées. De la même façon, avec leur contenu scientifique infime, avec leur thématique très grand public, avec leur mise en scène des problèmes de l'heure, pollution atmosphérique ou peurs alimentaires, les études citées plus haut sont un peu des recherches pour la presse, qui valent moins par leur contenu que par les avantages symboliques qu'elles fournissent aux institutions qui les publient, avantages qui se monnayent en notoriété voire, peut-être, en financements. Ici, une rapide revue de presse montre que le message est bien passé, mais qu'il reste des progrès à faire pour le rendre compréhensible. Mais au moins, on y gagne quelque chose puisque, ainsi, la fameuse "étude américaine qui montre que" peut désormais être produite bien plus près de chez nous.