On a oublié les dégonfleurs, qui s'amusaient à vandaliser les pneus de ces automobiles que l'on appelait alors des 4x4, eux qui, aujourd'hui, seraient irrémédiablement engloutis sous la marée des SUV. On ne se souvient guère des aventures souterraines des antipubs, lesquels, malgré tout, s'agitent encore. Par pur souci d’exhaustivité, et en dépit de la gêne que l'on ressent au rappel de cet épisode particulièrement grotesque, on se doit de mentionner une action vieille de dix ans et menée à la brillante initiative des enseignants de mon université chérie, la ronde infinie des obstinés. Plus récente, plus suivie, nuit debout doit encore éveiller quelques souvenirs.
En première analyse, la dernière en date de ces agitations de bocal partage quelques traits avec ses devancières, puisqu'elle recrute ses activistes dans les mêmes couches sociales, des fractions des professions intermédiaires et des cadres et professions intellectuelles supérieures, et emploie un répertoire d'action similaire, qui repose pour l'essentiel sur l'occupation d'une portion bien visible de l'espace public, de préférence au centre des grandes agglomérations. XR, pour employer son petit nom, se singularise par contre, au moins en Grande-Bretagne, son pays d'origine, par un certain penchant pour l'ésotérisme, contraignant les derniers incrédules à constater que les hippies sont bel et bien revenus et qu'ils n'ont jamais été aussi niais. De plus, cette toute jeune initiative, née l'an dernier, a réussi son internationalisation, et lance désormais des actions simultanées dans plusieurs capitales européennes. L'occasion ou jamais pour le sociologue de céder à son vice favori, la comparaison.

Certes, il serait bien audacieux de tirer des conclusions définitives, voire même de risquer une analyse un peu poussée d'événements en cours. On se référera pour cela aux compte-rendus d'observations et aux publications diverses qui fleuriront inévitablement, et aux actes de colloques qui ne manqueront pas de suivre. Mais on peut, au moins, dès aujourd'hui, s'intéresser à un élément commun et déjà effectif : la manière dont les forces de l'ordre traitent ces occupations qui, systématiquement, débutent dans l'illégalité.

La séquence a donc commencé lundi 7 octobre. En Allemagne, avec le soutien de ces chers kulturschaffende, un campement a été installé à Berlin à proximité de la chancellerie, tandis que la Potsdamer Platz était envahie et transformée en une sorte de salon de plein-air pour être, dès le lendemain, évacuée par la police au prix de quelques arrestations. À Londres, point chaud de l'agitation et scène de représentations particulièrement pittoresques, les autorités ont rapidement dicté une ligne de conduite : les protestataires peuvent s'installer dans la zone piétonne entourant Trafalgar Square. Ailleurs, ils seront délogés sans états d'âme ; on approche des 500 arrestations. Amsterdam, Sydney, New-York, dans toutes les métropoles que les activistes ont prises comme cible, on retrouve le même schéma, et la police intervient sans délai. À ce jour, on ne compte guère qu'une exception significative : Paris.
Place du Châtelet, pas d'endroit plus central à Paris, pas de meilleur point pour bloquer la circulation. Tout près de l'Hôtel de ville, à un jet de fronde de la Préfecture de police, on imaginait une évacuation rapide. Cinq jours après, on attend toujours, au point que la provocation déborde désormais sur le pont au Change. Or, pour que le spectacle soit complet, pour que les participants puissent invoquer avec succès les mânes des grands anciens de la non-violence, la pièce doit impérativement se terminer avec l'intervention de la police. Comme se fait-il que cet acteur-clé refuse, pour l'instant, de jouer le rôle qui lui revient ?

Les mauvaises langues diront que ce blocage du Châtelet s'intègre parfaitement à une politique municipale qui promeut, dans les rues et sur les places, l'immobilisme. On en voudra pour preuve les perspectives délirantes que trace ce texte tout récent, pourtant œuvre d'un enseignant en sciences politiques, lequel s'extasie devant la charpente de la caserne de Reuilly conservée lors de sa rénovation, avant de dessiner l'avenir de la capitale sous la forme d'une sorte de métropole-jungle à la François Boucq ce qui, au fond, revient à réactiver le vert paradis des temps de l'Occupation.

Mais le maintien de l'ordre public relève des missions d'un État qui reste, pour l'instant, étonnement passif. Alors, une hypothèse s'impose : il a choisi une stratégie, celle du pourrissement. Après la brillante réussite de sa dernière application, il était tentant de la remettre en œuvre. Pourtant une telle attitude, économe en apparence, est lourde de coûts cachés. Un des principes des régimes démocratiques réside en ceci que, en plus de la libre élection de leurs représentants, les citoyens disposent d'un éventail suffisamment large de moyens d'exprimer leurs opinions, et leur mécontentement, pour que le recours à une illégalité qui, en tant que telle, se doit de toute façon d'être sanctionnée, devienne inutile. En laissant faire sur la place du Châtelet, l’État ne se retrouve pas seulement isolé au milieu des autres démocraties qui, toutes, ont choisi de faire respecter le droit : il subit un petit coup de griffe supplémentaire, certes très modeste, mais qui vient s'ajouter à tous ceux qu'il a déjà accepté de recevoir, et qui tous mettent à mal ce monopole de l'usage légitime de la coercition physique qui, simplement, le définit.