Les dizaines d'années de recherches menées par d'éminents spécialistes à la renommée internationale ne suffiront pas à masquer cette tragique réalité  : les raisons de l'émergence d'un mouvement social, sa puissance, sa durée, son déclin, représentent autant de mystères insolubles. Tout au plus peut-on essayer d'être en permanence attentif et, lorsqu'ils se produisent, les prendre au sérieux, les observer, et tenter de les comprendre. Évidemment, la tâche sera d'autant plus difficile que la mobilisation adoptera des contours largement inédits. Mais, au premier jour, la brume se dissipe. Avant le démarrage de l'épisode des gilets jaunes, cette coalition impossible de gens qui, la veille, ne se connaissaient pas, on avait imaginé que leur mobilisation serait un succès si le nombre des participants dépassait les 50 000 manifestants. On le sait, ils ont été six fois plus nombreux. La raison pour laquelle un événement aussi massif n'a pas, dans un premier temps, entraîné de réaction significative des autorités reste inexplicable ; et la conséquence de ce déni, leur capitulation totale quelques semaines plus tard, inévitable.

Lorsque l'on aborde les questions suscitées par la difficile implantation sur le territoire métropolitain de familles immigrées provenant pour l'essentiel des anciennes colonies françaises, et que l'on s'intéresse aux destin de leurs enfants, on se retrouve à l'inverse en territoire connu. Apparues voilà des décennies, les contestations que ces derniers mènent de manière sporadique mais récurrente ont déjà été traitées, pour ne retenir qu'un élément dans une production significative, voilà plus de trente ans par Didier Lapeyronnie. Autant dire que, en première analyse, la manifestation du 2 juin dernier ne faisait que suivre, par la force des choses et la persistance des problèmes, un schéma déjà maintes fois employé. Et comme pour les gilets jaunes, il convient à la fois de s'intéresser à son remarquable succès, obtenu en dépit de conditions défavorables et en particulier d'une interdiction formulée quelques heures seulement avant son déroulement, technique que l'on dit habituelle chez ce préfet-là, et à la réponse que le politique pourrait lui apporter.

Une partie de ce succès tient au déplacement physique de la contestation depuis son espace originel, cette zone gendarmerie éloignée de tout et en particulier des caméras de télévision, vers la capitale. Que le palais de justice, lieu idéal pour exprimer des revendications de cet ordre, ait quitté le centre pour venir s'installer dans la zone, au nord de la porte de Clichy et à quelques mètres de cette banlieue-qui-fait-peur a pu, aussi, jouer un rôle puisque, moins accessible aux parisiens, il le devient bien plus pour ceux qui habitent autour.
En ouvrant ce que les spécialistes des mouvements sociaux appellent une fenêtre d'opportunité politique, l'affaire George Floyd permet par ailleurs de s'inscrire dans un mouvement bien plus vaste, et à la portée bien plus longue. Il n'empêche : le rapport de force ainsi créé, qui suscite l'intérêt au-delà des frontières, oblige le politique à réagir et, si possible, en allant au-delà du déni, et de la stigmatisation des vilains écoliers désobéissants qui n'ont pas respecté les consignes sanitaires. Comment peut-il s'acquitter de cette tâche qui, certes, n'a rien d'élémentaire ?

Réduire la question au cas d'espèce revient à emprunter une voie doublement sans issue. Lorsqu'une affaire sort du domaine judiciaire pour se transformer en cause, et en cause défendue par les familles des victimes avec tout un appareil de comités de soutien et d'expertises dissidentes, la raison politique s'efface : aucune autre conclusion que celle que les familles exigent ne trouvera grâce à leurs yeux, et elles s'enferment alors dans une sorte de réclusion mentale qui pourra durer des décennies. Au moins, l’obstination dont elles font preuve a eu ici un effet positif, celui d’agglomérer les rancœurs, les craintes, les déceptions qu'une partie de la jeunesse nourrit à l'égard de l'autorité policière. Que le politique ignore ce passage du particulier au général, qu'il n'essaye pas de répondre aux revendications ainsi formulées constituerait une faute aussi lourde que son erreur initiale face aux gilets jaunes.

Or, indépendamment de toute action gouvernementale, la procédure publique permettant de recevoir témoignages, doléances et explications existe : la commission d'enquête parlementaire. Le fait assez fondamental qu'elle ne puisse s'occuper d'affaires judiciaires en cours n'enlève rien aux pouvoirs dont dispose alors le parlement, dans le contenu de ce qu'il souhaite examiner, dans l'obligation faite à ceux qu'il désire entendre de répondre à sa convocation. L'opposition est riche de parlementaires qui se feront un plaisir sans doute un brin pervers de mettre sur pied une commission de cet ordre ; l'intelligence du pouvoir serait de ne pas s'y opposer ce qui, enfin, permettrait de se débarrasser en partie de cette impression aussi désagréable que persistante d'être gouverné par un troupeau de canards décapités s'agitant dans tous les sens.