Plus qu'expérience naturelle, la séquence initiée par le Premier Ministre le 25 août dernier vaut comme un révélateur de rapports de forces habituellement dissimulés sous le masque de la démocratie formelle. Reprenons donc la chronologie : après le conseil de guerre au virus tenu le mardi en question, la préfecture de police de Paris a publié en date du 27 août un arrêté imposant le port d'un masque pour tous les citoyens circulant sur l'espace public, et cela dans le territoire relevant de sa compétence, à savoir l'ancien département de la Seine, à la seule exception des "personnes circulant à l'intérieur des véhicules des particuliers et des professionnels". Immédiatement, les récriminations, relayées par la mairie de Paris, fusent, et la préfecture se voit contrainte d'amender son arrêté : dès le 31 août, l'exception accordée aux conducteurs de véhicules particuliers et d'utilitaires est étendue aux cyclistes, et aux amateurs de course à pied, en raison de "la difficulté pour les personnes pratiquant le vélo ou la course à pied de respirer pendant l'effort, ce qui peut présenter un risque pour leur santé."

Les observateurs perspicaces n'auront pas manqué de le relever, cette nouvelle rédaction laisse sur le bord de la route une seule catégorie d'usagers : les conducteurs de deux-roues motorisés, cyclomoteurs et motocyclettes. Or, ceux-ci ont quelques raisons d'être mécontents, et inquiets. Et d’abord pour de simples raisons d'équité. Les autorités le répètent à l'envi, pour eux, "le casque est la seule carrosserie". Partageant avec les cyclistes cette propriété fondamentale de circuler à l'air libre, ils ont au moins sur ceux-ci l'avantage d'être obligatoirement équipés d'un casque, souvent intégral, ou généralement muni d'un écran qui vient recouvrir le visage. En d'autres termes, si les cyclistes obtiennent le droit de rouler visage découvert, et cela en dépit de l’argument sanitaire soulignant leur risque de propager le virus, alors rien ne peut justifier la rupture d'égalité qui verrait les motocyclistes, déjà plus isolés de l’extérieur qu'un automobiliste fenêtre ouverte par grande chaleur dans les embouteillages, être seuls contraints de rester masqués.
Mais il y a plus, et l'argument juridique se double d'une considération fort préoccupante, puisque qu'imposer cette contrainte aux motocyclistes leur fait courir un danger potentiellement mortel. Classiquement, l'apparition de buée venant masquer le champ de vision reste un inconvénient majeur du casque intégral, incitant les fabricants à mettre au point des palliatifs à l'efficacité variable. Ce danger ne cesse d'augmenter à mesure que l'on avance vers la saison froide ; et, pour les porteurs de lunettes, déjà bien mal lotis d'origine, il devient d'autant plus aigu que, compte tenu du territoire couvert par l'arrêté préfectoral, l'embuage peut survenir sur autoroutes et voies rapides, et à 110 km/h.
On comprend que la Fédération des motards grognons ait promptement réagi, usant d'abord de la faculté de recours gracieux puis, face au silence des autorités, portant l'affaire en référé devant le tribunal administratif, lequel vient de rendre en sa faveur une décision que, puisqu'elle reconnaît en l'arrêté de la préfecture de police une "atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie", l'on peut qualifier d'assez sanglante, et cela en dépit de considérations plutôt folkloriques relatives aux risques de propagation du virus.
S'étant ainsi faite tirer l'oreille par le juge administratif, la préfecture en reste là, et modifie son arrêté ; son petit jeu, il est vrai, lui coûte 1 500 euros.

Voilà quarante-cinq ans, l'autorité publique alors en charge de la sécurité routière, le ministère de l’Équipement, avait eu à traiter une question similaire. Une technique alors utilisée sur les portions d'autoroutes recouvertes de plaques de ciment, l'incrustation de stries longitudinales permettant l'évacuation de l'eau, entraînait pour les seuls motards des louvoiements potentiellement dangereux. Comme le rapporte cet article alors publié dans la revue de la Prévention Routière, une équipe, composée d'un X-Ponts, d'un CRS et d'un instructeur, entrepris alors une campagne d'essais au protocole redoutablement complexe, pour finalement conclure que ce tangage pouvait être désagréable, mais restait sans danger. Depuis toujours, aucun organisme public n'a de meilleure connaissance de la moto que le ministère de l'Intérieur, et la préfecture de police avec ses compagnies motocyclistes. Visiblement, à défaut de consulter les divers acteurs du monde de la moto, faute de se soucier des conséquences de ses décisions pour la sécurité d'une catégorie spécifique d'usagers de la route, la préfecture n'a même pas jugé utile de recueillir l'avis de ses agents compétents, devenus désormais, par la décision du tribunal administratif, contrôleurs des visières fermées.

Mais plus encore que la rigidité obtuse caractéristique de l'Intérieur, cette entité de plus en plus pesante et dont on n'attend plus rien, les choix effectués par la mairie de Paris, par ailleurs guère plus surprenants, dévoilent la véritable morale de l'histoire. En intervenant en faveur des cyclistes, en négligeant totalement les motocyclistes, elle a, de manière absolument claire, établi une hiérarchie entre les droits dont peuvent jouir des citoyens se livrant légalement à une activité légale, placés dans une configuration identique et soumis à une contrainte similaire.
C'est dans ce genre de décisions banales, quotidiennes, micro-sociologiques, qu'apparaissent au grand jour, sans maquillage, les échelles de valeurs auxquelles adhèrent les acteurs. Le fait qu'elle ait soigneusement délimité le champ de son intervention auprès de la préfecture ne laisse aucun doute : pour la mairie de Paris, ne pas incommoder les cyclistes importe bien plus que de faire courir un danger mortel aux motards.