Sans forcément le vouloir, David Belliard, élu EELV au conseil de Paris, adjoint chargé des transports, a lancé les hostilités. On ne sait comment, il a eu connaissance d'un article de l'antenne strasbourgeoise de France 3 qui illustrait à l'aide d'un exemple certes spectaculaire par son incongruité, puisqu'il s'agit de transporter sur des palettes tirées par des vélos électrifiés les pavés nécessaires à un chantier municipal, mais aussi marginal que ridicule un accord commercial passé entre Voies Navigables de France, le gestionnaire du réseau des voies d'eau, et un opérateur strasbourgeois de vélos-cargos.
La manière extatique dont l'élu parisien a rendu compte de cette information anodine déchaîna les critiques, et les sarcasmes. L'affront ainsi lancé à la vertu cycliste ne pouvant rester impuni, l'adjoint réagit aussitôt, imité en cela par nombre de commentateurs, le moins intéressant n'étant pas ce journaliste des Échos qui défendit point par point la solution choisie. Inutile de le préciser, une telle séquence exerce sur l’observateur sarcastique un attrait si puissant qu'il se trouve incapable d'y résister.

Commençons par démonter l'argumentaire rationnel qui justifie cette hétérodoxie. Celui-ci ne s'appuie guère que sur deux éléments : en premier lieu, un plaidoyer pour le transport fluvial, présenté comme une sorte d'initiative locale, et récente, dans une ville où l'on voit circuler sur le Rhin et ses canaux "autre chose que des bateaux-mouche". Ensuite, la spécificité d'un trajet court dans des rues étroites, qui justifierait l'usage du vélo à remorque à la place du camion. Or, aucun des ces arguments ne tient. Rien de plus banal que de transporter par péniche au plus près des chantiers des charges telles le sable ou le ciment : jusqu'au cœur de Paris, la Seine ne sert pas seulement à promener ces quelques rares touristes, précieux témoins du monde d'avant. Elle reste bien évidemment un axe indispensable pour l'acheminement de matériaux de construction. Tout récemment, un client essentiel de cette activité a d'ailleurs connu quelques soucis environnementaux, qui lui ont valu d'être traîné dans la boue par les accusateurs habituels.
Par ailleurs, faire comme si le choix se limitait à une alternative entre le vélo, et le 7,5 tonnes revient à ignorer une vaste gamme de véhicules, et en particulier ces petits utilitaires électriques répandus dans le monde entier, et dont il semblerait que la communauté urbaine de Strasbourg, maître d’ouvrage du chantier, soit équipée. Sans doute aurait-elle pu employer ses propres ressources pour faire ce travail, sans bruit, sans pollution, et à bien meilleur coût que le recours à un prestataire extérieur. Évidemment, en agissant ainsi, elle n'aurait eu aucune chance d'intéresser France 3.

Voilà guère plus d'un mois Luc Nadal, patron de GEFCO présentait dans Les Échos un plan d'électrification d'une toute autre ampleur, propre à largement décarboner son activité de transport routier, grosse émettrice de gaz à effet de serre. Il proposait notamment la construction, le long des axes autoroutiers, de hubs permettant aux chauffeurs de laisser en charge leurs tracteurs électriques. Les conducteurs feraient des allers-retours sur des distances qui les ramèneraient chez eux le soir, tandis que les remorques continueraient leur chemin avec un autre équipage. On résoudrait ainsi le principal problème des véhicules électriques, leur autonomie limitée, étant entendu que la capacité de leurs batteries suffirait malgré tout à assurer le trajet final jusqu'au client. En somme, une solution radicale qui ne nécessite ni progrès révolutionnaires, ni investissements colossaux, mais qui se rapproche de ces transformations qui se déroulent à bas bruit et dont personne ne parle, comme ce mouvement bien engagé chez les livreurs de repas à domicile, lesquels remplacent progressivement leurs vieux cyclomoteurs deux-temps bruyants et polluants pas des équivalents électriques.
Sur cette infrastructure spécifique et spécialement surveillée qu'est l'autoroute, imposer une nouvelle norme aux poids-lourds, eux aussi fortement réglementés et surveillés, ne pose pas de problème insurmontable ; ici, l'essentiel de la contribution publique se limiterait à construire l’infrastructure électrique nécessaire. Pourtant, pour l'heure, rien n'est prévu en ce sens, et les milliards du plan de relance vont plutôt s'engouffrer dans le puits sans fond du fret ferroviaire. Le rail, pourtant, dit encore Luc Nadal, est incapable de satisfaire ses clients qui préfèrent "recevoir dans leur usine un camion toutes les quatre heures et certainement pas un train une fois par semaine." Ancien directeur de Fret SNCF, on peut supposer qu'il sait de quoi il parle.

L'enthousiasme que l'anecdote strasbourgeoise suscite chez les pro-vélos, leur acharnement à présenter la solution retenue comme optimale et rationnelle là où elle n'est, pour tous les acteurs directement impliqués, qu'une manière facile de jouer les vertueux, a une portée bien plus large que cet humble cas d'espèce. Elle illustre idéalement cette volonté pathétique de résoudre les problèmes lourds, complexes et globaux du moment par le recours à des micro-solutions qui, du moulin à vent à la construction en paille, de la brique en terre crue aux fermes sans intrants artificiels, ont été abandonnées pour de très bonnes raisons et parfois depuis des millénaires. On ne cesse de s'interroger sur cette forme de génie pervers qui consiste à présenter ces voies déjà empruntées, et closes, comme inédites et innovantes. On peut en tout cas s'inquiéter de cette passion répétée pour le principe de l'induction radicale, principe selon lequel n'importe quelle petite expérience menée dans un coin sombre acquiert automatiquement, pour peu qu'elle vienne soutenir vos prénotions, une validité universelle. Du point de vue de l'écolo, toutes les solutions sont des vélos.