Puisqu'ils vous invitent eux-mêmes à le faire, il serait bien désobligeant de ne pas écrire, six mois après leur victoire électorale, quelques mots à propos de ces écologistes désormais au pouvoir dans une poignée de grandes métropoles du pays. Ainsi, à Grenoble, on se scandalise de la prétention d'une chaîne de restauration rapide, qui souhaiterait ouvrir un établissement en plein centre ville. Le courrier indigné que, avec le soutien du maire, deux élus viennent d'adresser au responsable de la chaîne en question illustre à quel point leur fonction municipale s'efface totalement derrière un activisme fondamentaliste entièrement acquis à telle ou telle cause. Prenant comme cible une entreprise déjà implantée à Échirolles et à Saint-Martin d'Hères, donc chez les pauvres et chez les étudiants, ce qui revient à peu près au même, elle montre par ailleurs l'ampleur du mépris social propre à cette nouvelle noblesse, qui ne saurait tolérer de voir ses terres souillées par des vendeurs de nourriture pour gueux. Après une telle pépite, on est un peu déçu, en se déplaçant chez le grand voisin lyonnais, de n'y rien découvrir de plus qu'une itération supplémentaire d'un agenda désormais classique.

Dans cette ville, pourtant, un organe de presse local a mis en ligne des biographies de la nouvelle équipe municipale, fournissant ainsi un matériau qui mérite une analyse un peu plus fouillée qu'un simple paragraphe dans un billet. Commençons par les rapports de force : sur 24 adjoints, 17 relèvent du courant EELV ; pas de doute, l'équipe municipale est monochrome, et verte. Question niveau d'études, la majorité s'exprime d'une manière tout autant massive : 21 élus disposent au minimum d'un diplôme Bac+4, la principale exception à la règle s'incarnant en la personne de l'adjoint le plus âgé, né en 1959, titulaire d'une licence et directeur d'une école primaire. En détaillant un peu plus, on ne trouve pas moins de sept diplômés de Sciences Politiques - Grenoble surtout, Paris un peu, universitaires sinon ; Pierre Bourdieu aurait adoré. On compte une même quantité d'ingénieurs - ESPCI, INSA Lyon, et deux centraliens. Mais également deux docteures - une géographe, une chimiste - et un doctorant en droit international, diplômé de Sciences Po Lyon, en thèse depuis septembre 2012.

Logiquement, ces formations supérieures conduisent à des métiers de cadres. Hélas, au moment de ranger ces adjoints dans les cases des professions & catégories socioprofessionnelles, l'INSEE fait partiellement défaut  : datant de 2003, sa nomenclature rend délicat le classement de professions récentes, typiquement les créateurs de start-ups. Impossible, par ailleurs, de trouver facilement le détail du nombre d'emplois au niveau le plus détaillé de la classification. On devra donc se contenter d'une ventilation en 29 postes, qui a au moins le mérite d'être disponible pour le département du Rhône.
Là aussi, les choses sont simples : 19 des 24 adjoints relèvent de la catégorie 3 - cadres et professions intellectuelles supérieures ; les effectifs les plus fournis - quatre élus pour chacune - appartiennent aux catégories 31, professions libérales et assimilées, 33, cadres de la fonction publique, 34, professeurs et professions scientifiques, et 38, ingénieurs et cadres techniques d'entreprises. Dans le département du Rhône, les trois premières catégories forment 8 % de l'emploi total, et la dernière, 7,6  %.
Ces données apportent enfin un dernier enseignement, qui relève de l'aspect plus singulier des parcours : militants pro-vélo, engagements humanitaire ou dans une association locale, responsables chez France Nature Environnement ou au Réseau Action Climat, on coche toutes les cases du bingo écolo, la gagnante étant sans nul doute cette centralienne, fondatrice d'une start-up commercialisant en ligne des vins vegan.

Sans avoir le courage de pousser l'analyse plus avant, on peut parier que les portraits des élus écologistes de la métropole ne feraient que confirmer l'impression que donne cette analyse. Le capital scolaire et social de ces élus, leur concentration dans quelques fractions des catégories sociales supérieures, leurs parcours associatif et militant qui se déroule lui aussi dans un espace restreint et interconnecté montre que leur engagement est aussi un moyen pour les catégories auxquelles ils appartiennent, jusque-là plutôt dominées dans le champ politique - ingénieurs, universitaires, chargés d'études - de se faire une place dans un espace occupé par les membres les plus prestigieux des professions libérales - médecins, avocats - par des chefs d'entreprises ou des hauts fonctionnaires, lesquels sont précisément absents des listes vertes.

Diplômée de Science Po Paris, militante dès le lycée, passée par l'UNEF, l'ancienne école pratique des apparatchiks du Parti Socialiste, Manon Aubry, qui fera ensuite toute sa carrière dans des organisations humanitaires avant d'être élue sur la liste de la France Insoumise au parlement européen illustre idéalement ce glissement qui permet, au prix d'une reconversion partielle, aux vieilles écoles de l'élite d'occuper des territoires émergents, et de toujours monopoliser la clé de l'accès au pouvoir.
On ne peut qu'imaginer sur quoi travaillerait le successeur d'un Ezra Suleiman. Sans doute étudierait-il la position nouvellement acquise par le CELSA, puisque tout le monde a remarqué que, si la politique de Nicolas Sarkozy était déterminée par les instituts de sondage et celle de François Hollande par des journalistes, celle du pouvoir actuel est écrite par des publicitaires. Il s'intéresserait sûrement à l'évolution d'organismes comme OXFAM, classique association humanitaire aujourd'hui connue pour ses rapports-chocs à la méthodologie soigneusement affûtée, rédigés pour des journalistes convaincus d'avance, ou bien l'ADEME, autrefois simple agence destinée aux particuliers souhaitant diminuer leur facture de chauffage, devenue le stratège autoproclamé de la politique énergétique nationale. Ici comme ailleurs, il découvrirait ce que ces changements doivent aux ambitions de militants écologistes qui ont su s'installer dans la place. Mais, aujourd'hui, où sont passés les bourdieusiens ?