Décidément, on se doit d'y revenir. Mais pas tant à cause des conséquences effectives de l'entrée en vigueur d'un contrôle périodique des motocyclettes lourdes. Conformément à la directive européenne de 2014 la procédure, en plus de mesurer le niveau de bruit et d'émissions du pot d'échappement, devrait pour l'essentiel se borner à vérifier l'état des freins, des pneus, de la colonne de direction et de l'éclairage, autant d'opérations banales, effectuées de façon routinière à chaque révision. Encore ne s'agit-il là que d'une hypothèse, les États membres restant libres de définir le contenu exact du contrôle, ainsi que sa fréquence. Pour une grande majorité de motards, cet ennui superflu coûtera juste un peu de temps, et quelques sous. Il en ira autrement pour les amateurs de trucs un peu spéciaux, et pour les ruraux.
Car les pouvoirs publics, refusant comme toujours de s'intéresser aux particularités du monde motard, introduisent avec cette obligation une forte discrimination géographique. L'usage de la moto ne déborde guère des grandes agglomérations, des rives de la Méditerranée et, de façon plus générale, du sud du pays. Certains départements sont déserts : en 2019, toutes catégories confondues, on a immatriculé 398 motocycles dans la Nièvre, 386 dans l'Indre, 307 dans la Creuse ou 191 dans la Lozère. Là comme dans d'autres départements délaissés, le marché des véhicules à vérifier s'élèvera à quelques dizaines d'unités par an. Les centres de contrôle technique, s'ils existent, seront très éloignés des utilisateurs tandis que, pour rentabiliser les investissements, leurs tarifs seront prohibitifs.

L'intérêt de l'objet, et d'une séquence qui se poursuit, tient plus à ce qu'il montre de déjà connu, mais aussi d'original, et de profondément inquiétant. Les errances du gouvernement, adoptant d'abord la ligne européenne d'un contrôle entrant en vigueur au 1er janvier 2022 avant d'opter pour la solution alternative, à savoir présenter des mesures de sécurité spécifiques, tout en traînant jusqu'à ce qu'il soit trop tard, n'a rien que de routinier. Mais sa négligence ouvre la porte aux spécialistes de l'instrumentalisation des procédures juridiques, les associations de la mouvance écologiste. L'action d'une poignée de prohibitionnistes parisiens a suffi à mettre en branle le Conseil d’État, lequel a rendu à la fin du mois dernier une décision lourde de menaces, et qui mérite quelques commentaires.
Pour commencer, on se demande si le Conseil a bien saisi la différence entre deux-roues motorisés en général et motocyclettes lourdes, les secondes, seules concernées par la directive, représentant, grossièrement, moins d'un tiers de l'effectif total. Entretenir la confusion entre les deux permet sans doute d'exhiber cette "incidence directe et significative sur l’environnement" qui aurait dû entraîner, selon des modalités qu'on n'arrive pas à imaginer, une consultation du public, alors même que cette incidence, en raison du très petit nombre de véhicules en cause, reste infinitésimale, et donc impossible à simplement estimer. Un peu plus loin dans sa décision, le Conseil, quand il fait état d'une mortalité particulièrement élevée chez les motards français par rapport aux autres pays européens, ressort, sans le savoir puisqu'il se contente de recopier servilement l'argumentaire des requérants, une vielle lubie de la sécurité routière, celle du problème motard français, que l'on se doit d'analyser en détail.

Cette invention est l’œuvre de Jean Chapelon, alors responsable de l'observatoire interministériel de sécurité routière, qui soutient, dans un livre qu'il publiera en 2007, que "le risque d'être tué par kilomètre parcouru en motocyclette est plus de 2,7 fois supérieur en France qu'en Allemagne", ce qui lui permet de conclure à l'existence d'un "problème spécifique français". Tentons de vérifier. L'exposition au risque dont il est question ici implique de disposer de deux paramètres : le kilométrage moyen, et le nombre de véhicules en service. Pour simplifier la démonstration, on se contentera d'étudier le second. En France, il ne doit pas être difficile de trouver les informations nécessaires, grâce au précieux mémento statistique des transports, publié chaque année depuis plus de soixante-dix ans. Sauf que, à compter de 2021, sa parution est interrompue, privant ainsi le public ordinaire d'un outil indispensable. On va donc fouiller les éditions précédentes, à la recherche du chiffre fatidique, le parc de motocycles français. Et il faudra aller loin puisque, sans aucune explication, la série s'arrête en 2005. À cette date, le "parc estimé", et estimé selon une méthodologie que, malgré des années de recherches, il n'a pas été possible d'identifier, s'élève exactement à 1 177 608 unités. Cela semble bien peu ; quand, quelques années plus tard, en 2010, mutuelles et compagnies d'assurance publieront des chiffres communs, elles dénombreront plus de 2 800 000 motocyclettes assurées.
Pourtant, il s'agit là de données officielles, reprises par les organismes internationaux, qu'ils soient publics comme Eurostat, ou privés. Longtemps, l'ACEM publiera des séries statistiques, couvrant toute l'Europe. Revenons en 2005, et comparons donc France et Allemagne. Cette année-là, le parc de motocycles allemand dépassait les 3 900 000 unités. Gros marché, incontestablement. Mais il y a un problème, qu'il est trivial d'identifier. Un chiffre dont on est sûr, au moins, qu'il correspond bien à une réalité est celui des immatriculations annuelles. En 2005, elles atteignaient 196 618 motocycles en France, contre 168 652 en Allemagne. En d'autres termes, le parc officiel des motocyclettes représentait alors en France près de six années d'immatriculations, alors qu'en Allemagne il s'élevait à vingt-trois ans, soit presque quatre fois plus.

Des populations géographiquement, économiquement et sociologiquement proches ont toutes les raisons d'employer d'une façon similaire cette machine spéciale et chargée d'une riche culture commune qu'est la moto. L'hypothèse la plus banale lorsque l'on observe des écarts significatifs dans son accidentalité entre des pays voisins tient d'abord à la manière dont les statistiques sont établies. On l'a vu, le fait que chaque pays suive sa méthode propre, sans se soucier de ce que font les autres, conduit à des incohérences majeures qu'il est élémentaire de relever. Mais le propre de la statistique administrative est de vouloir ignorer ces disparités. Quand l’État, quel qu'il soit, a besoin de données qu'il ne se donne pas la peine de recueillir de façon fiable, il les invente. Et quand les incohérences deviennent trop visibles, il les cache. Après tout, plutôt que de se remettre en cause, il est bien plus économique de s'abandonner à l'essentialisme le plus grossier.

On s'étonne qu'un tel essentialisme de bas étage puisse franchir les portes du Conseil d’État. Ignorant tout des mœurs de celui-ci, on va supposer que cette décision doit beaucoup à la plume de la rapporteure, jeune auditrice diplômée de l'ENA en 2020. Et peut-être faut-il porter au compte de son inexpérience cette étonnante sortie qui forme le point 6 de la décision, où l'on se permet de distribuer des bons et des mauvais points en matière de politique de sécurité routière, à la place des autorités compétentes et de la Commission européenne en particulier. Il y a là de quoi susciter l'étonnement de Frédéric Thiriez, avocat de la Fédération des motards grognons, et qui n'est pas un novice en matière de contentieux administratif. Difficile d'accepter une telle légèreté, pour rester dans l'euphémisme, de la part d'un pilier essentiel de l'état de droit. Et même si la séquence n'est pas nécessairement terminée, elle aura au moins mis en lumière la devise de la République, telle qu'elle s'applique aux indésirables : coercition, discrimination, hostilité.