L'affaire n'a suscité, le jour même, qu'un rapide commentaire au JT du matin, et, semble-t-il, rien dans la presse du lendemain. Il a donc fallu attendre le Monde daté de samedi, et cette rubrique Derrière l'image dont l'objet est d'analyser une photo de presse, pour trouver, sous la plume de Daniel Psenny, un article décrivant, témoignages à l'appui, l'incident, et, donc, une photo. La scène se passe dans la cour de l'Elysée, à la sortie du conseil des ministres : côté gauche, alignés, les mains derrière le dos à l'exception, tout au fond, de l'inévitable photographe qui fait son cliché, cameramen, JRI, preneurs de son, journalistes. Un pas devant eux, leur matériel est posé par terre, sous un cordon écru qui court jusqu'aux marches du palais présidentiel, et délimite un étroit couloir où l'on voit passer Jean-Marie Bockel, avant que le regard ne rencontre un second cordon disposé de façon symétrique et derrière lequel les photographes, eux, travaillent. Le cordon, nous dit l'article, est précisément la cause de ce mouvement d'humeur. Subrepticement installé par le service de presse de l'Elysée pour contenir les débordements d'enthousiasme avec lesquels techniciens et journalistes accueillent la sortie du conseil des ministres, qui marque la fin d'une longue attente dans le froid et sous la pluie, en se précipitant sur tel ou tel, histoire de lui arracher quelques mots avant de se replier en vitesse vers leurs rédactions respectives, il suscite l'indignation de ceux que l'on empêche ainsi de faire correctement leur travail. La gifle envoyée à la figure de la liberté de la presse fait d'autant plus mal que, précise dans l'article un photographe de Sipa fort de ses vingt ans d'expérience de sorties du conseil, elle était totalement inattendue.

Sans doute s'agit-il là d'un privilège, qui ne concerne que la presse nationale, et dont elle conteste avec virulence qu'on ose le lui retirer. Car une expérience personnelle assez significative, acquise voilà déjà quelques années au prix de très modestes émoluments en enregistrant des sons pour les équipes d'actualité télévisée d'une très, très célèbre agence de presse de nationalité britannique permet d'affirmer que, pour la presse internationale, dans la cour de l'Elysée, le cordon est de rigueur. Il se décline même en deux couleurs, écru pour le visiteur ordinaire, chef d'État d'Afrique francophone par exemple, rouge pour l'hôte de marque, genre secrétaire général de l'ONU. C'est que, quand la presse internationale s'en mêle, à l'occasion par exemple d'une présidence française de l'Union Européenne, celle qui sera de retour à l'été, il y a du monde. Alors, ce ne sont pas quatre malheureuses caméras qui attendent, avides de commentaires, comme sur la photo du quotidien du soir, mais une bonne trentaine. L'Elysée qui prévoit tout installe alors un très utile praticable à trois niveaux, monté sur roues : l'expérience montre que la place ainsi offerte reste souvent bien en dessous du nécessaire.
Au demeurant, on a du mal à imaginer quelle liberté peut bien être menacée par la présence, essentiellement symbolique, de cette barrière. Elle n'oppose aucun obstacle aux photographes, qui, toujours en pointe question confraternité, travaillent comme si de rien n'était, pas plus qu'aux cameramen et JRI. Et elle ne rend guère plus difficile le recueil de ces indispensables confidences des ministres sur leurs lieux de villégiature et le mauvais temps qu'ils y ont subi : il suffit en effet, plutôt que de rester parqué avec le troupeau, de suivre un peu à l'écart celui qui voudra bien apporter quelques paroles utiles. La cour de l'Elysée, c'est vaste. Quant à la thèse soutenue par l'article du Monde, et détaillée par un journaliste, selon laquelle il s'agissait pour le pouvoir, en empêchant toute proximité physique entre ministres et journalistes, "d'éviter d'éventuels dérapages" et "d'imposer un silence dans les rangs des ministres", elle prête, pour le moins, à sourire. Sans doute faudrait-il préciser les moyens de coercition dont les journalistes disposent, et qui doivent être bien redoutables pour forcer un ministre très étroitement protégé par ses officiers de sécurité, à avouer ce qu'il souhaite garder pour lui. Certains, en leur temps, se faisaient même une spécialité, non seulement de ne rien dire, mais de le faire ouvertement savoir, à l'image d'un Jean-Louis Debré, passé maître dans l'art de boxer d'innocents microphones qui ne lui avaient absolument rien fait.

Autant dire que cette mise en scène par la presse elle-même d'un attentat à sa liberté semble bien démesurée. La grève de l'image d'actualité n'est pas une pratique courante. La presse audiovisuelle espagnole y a eu recours de façon suivie, pour protester contre la façon dont José Couso, cameraman de Telecinco, a été tué par un obus tiré, dans une inadvertance longuement préméditée, par un char M1 sur un hôtel dont tout le monde savait qu'il était occupé par des journalistes, lors de la prise de Bagdad en avril 2003. La presse française défend les causes qu'elle peut.