Si l'information n'est plus toute fraîche, elle reste en tout cas dans l'air du temps, et comme un témoignage de la manière dont une grande entreprise peut, à peu de frais, capter l'atmosphère de l'époque pour fournir à la grande presse l'information conditionnée et prête à l'emploi qu'elle recherche. Ce premier février, les journaux télévisés faisaient donc grand cas d'une actualité produite à leur intention par Airbus, et qui ne méritait chez Reuters qu'un service très minimal. Un A380, machine, nous certifie l'avionneur, choisie uniquement parce qu'il s'agit de l'appareil le plus moderne de sa gamme, a relié l'usine britannique de Filton au siège social de Toulouse alors que l'un de ses quatre réacteurs Rolls Royce était alimenté par un carburant qualifié d'alternatif, et fourni par Shell. Mais cette nouveauté n'est, en grande partie, qu'une vieille connaissance, en l'occurrence un carburant synthétisé à partir du gaz naturel grâce à un procédé qui possède une histoire aussi ancienne qu'intéressante, et connu sous le nom de synthèse Fischer-Tropsch.
Développé en Allemagne entre les deux guerres mondiales, le processus a d'abord servi à générer des carburants synthétiques proches de l'essence ou du gasoil à base de charbon gazéifié. Employé par l'Allemagne nazie durant la seconde guerre mondiale, il le sera aussi en Afrique du Sud du temps de l'apartheid, ces deux pays se trouvant, momentanément, pour cause de blocus ou d'embargo, interdits d'approvisionnement pétrolier. Grâce à l'apartheid, la pétrolière sud-africaine Sasol acquit ainsi, à l'époque du pétrole abondant, un temps d'avance sur ses concurrentes dans le développement d'une technologie qui connaît aujourd'hui une seconde jeunesse, et qui place la co-entreprise créée avec Chevron dans une position très favorable. La production de carburants synthétiques à partir de gaz, alias Gaz To Liquids, participe en effet à la résolution d'un problème particulièrement aigu au Qatar, qui partage avec l'Iran le gigantesque gisement gazier de North Field / South Pars, situé sous le Golfe Persique : que faire de tout ce gaz si éloigné des consommateurs, auxquels l'on ne peut pas le livrer de manière rentable par gazoducs ? A côté de la liquéfaction et de l'exportation par méthaniers, la production de GTL offre un moyen intéressant de conserver sur place la totalité du processus de fabrication, de l'extraction au carburant prêt à l'emploi. Les hydrocarbures ainsi générés servent le plus souvent à remplacer le gasoil, et présentent bien des avantages par rapport aux carburants classiques puisque, issus du gaz naturel, il ne contiennent pas ces molécules encombrantes qui finiront en polluants atmosphériques, ces oxydes de soufre ou d'azote et autres composés aromatiques qui seront traqués par AIRPARIF. Mais ils souffrent, par contre, d'un léger inconvénient : l'énergie nécessaire à leur synthèse, tout comme leur combustion, produisent les quantités habituelles de ce dioxyde de carbone qui, bien que dépourvu de toxicité, se trouve aujourd'hui objet de toutes les attentions, en tant que suspect numéro un du réchauffement climatique.
On commence à percevoir l'intérêt d'Airbus dans l'affaire. Plus proche du gasoil que de l'essence, le carburant aviation peut sans doute être facilement remplacé par un équivalent synthétique ; l'usine qui entrera bientôt en service au Qatar pourra alors alimenter les compagnies aériennes locales, Qatar Airways, et peut-être la voisine Emirates, à ce jour plus gros client de l'A380. Et, fabriqué à partir de ce gaz léger et aérien, et pas du sombre pétrole, il profite de la vertu écologique des molécules de méthane, et, même, d'un peu plus.

Lorsque leurs revendications sont satisfaites ou en passe de l'être, toutes les entreprises de morale doivent affronter le même problème : quels relais trouver pour continuer à justifier de leur existence ? Le contrôle de la pollution atmosphérique, objet de l'attention des pouvoirs publics depuis les années 70, a conduit à la disparition de certains polluants, comme le plomb, voire le soufre, et a fortement réduit les émissions des autres, oxydes d'azote par exemple. Comment, alors, le discours écologiste qui s'alimente de la dégradation constante de l'environnement peut-il continuer à se nourrir, dès lors que la situation s'améliore ? En fait, le répertoire disponible est assez varié. Ainsi, on peut opportunément remettre les compteurs à zéro, en produisant une nouvelle norme plus restrictive. On peut aussi adopter une position absolue, au risque de l'impasse, et traquer la moindre molécule ou la plus infime radiation. Ou bien, on peut rattacher arbitrairement à cette catégorie des polluants, non plus seulement ces composés nocifs pour la santé, mais aussi le dioxyde de carbone, qui n'a d'effet que de serre. Ainsi, on va à la fois simplifier le travail des journalistes, qui ne demandent que ça, recycler tout le travail d'inculcation du danger que l'on a effectué auprès des particuliers, et alimenter les craintes grâce à cette molécule pleine d'avenir et disponible en abondance. Mais en créant cette confusion, on fait aussi le jeu de l'adversaire. Il lui est alors facile de monter des opérations comme celle d'Airbus, qui s'abrite sous la grande aile des carburants verts, le gaz naturel en l'occurrence, pour toucher des dividendes de vertu écologiste. Le transport aérien, ce grand pécheur, se rachète ainsi à d'autant meilleur compte qu'il ne fait qu'expérimenter une solution techniquement simple à mettre en oeuvre et économiquement viable, et qu'il lui est facile, en utilisant ce terme objectivement pertinent et symboliquement chargé de sens d'alternatif, de ranger, en négligeant de mettre en valeur ces détails trop compliqués pour le grand public, comme pour les journaux télévisés qui diffuseront l'information telle qu'Airbus l'a produite, mais qui n'ont pas échappé à l'AFP, son nouveau carburant dans le rayon vert. Chez Airbus aussi, on a un service communication ; et on a enfin appris à s'en servir.