Si Thierry Ardisson cumule tous les défauts, du moins a-t-il eu, voilà longtemps, la qualité rare de faire de la télévision neuve, et l'habitude de la réserver aux audiences confidentielles des programmations tardives d'une chaîne du câble. Paris Première, qui fut, un temps, capitale oblige, avant de finir oubliée chez Lagardère tout au fond du couloir, la chaîne du magazine vraiment chic, de l'invention authentiquement originale, de l'esthétique débarassée du compromis et de tout ce qu'Arte ne sera jamais et n'essaye même plus d'être, clôturait ainsi ses programmes avec Paris Dernière. Paris Dernière, durant l'époque où officiait Ardisson, représentait l'idéal-type de ce que la télé pourrait faire de mieux si elle avait, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l'humilité nécessaire : le dispositif le plus rudimentaire, un cameraman, un preneur de son, un gugusse, une ville, et on y va. Des rencontres de hasard, des moments sans importance, des inconnus plaçant leur marchandise, des vedettes en promotion, du futile, du complice, du canaille, de l'éphémère, du crucial, parfois.

Impossible de ne pas avoir cette référence en tête en tombant, un soir d'errance télévisuelle, sur cette déambulation nocturne qui, à Berlin, pendant les quelques heures d'une soirée résumée en 52 minutes, réunit deux personnages bien dissemblables, Kai Diekmann, rédacteur en chef de Bild Zeitung, le tabloïd abhorré du groupe Springer, et Henrik M. Broder, journaliste au Spiegel et provocateur opiniâtre, venu avec une collection de couvre-chefs qui vont du fez à la casquette de base-ball et dont il se coiffe au moment opportun, dans un restaurant de luxe ou devant un schnellimbiss turc. A l'évidence, la similitude entre Paris Dernière et Au coeur de la nuit, Durch die Nacht / A travers la nuit dans l'édition originale, ne doit rien au hasard, et se voit, par exemple, comme un hommage, dans ces séquences de transition où la voiture qui emmène les hôtes les conduit d'un point à l'autre. Elle ne sert, pourtant, qu'à l'occasion : car, comme Paris Dernière, Au coeur de la nuit n'est pas seulement nocturne, mais aussi métropolitain, même s'il varie les capitales, Berlin, Paris, ou New-York avec Jo Stiglitz, Bruce Greenwald et la chute de Wall Street. C'est que la qualité de l'émission ne dépend pas seulement de sa densité, de son unité de temps et de lieu, ni de la fluidité que permet ce dispositif si simple où l'on ne fait, au fond, que partager un agréable moment d'après travail entre gens d'un même monde, même si leurs opinions diffèrent. Elle repose entièrement, à la différence de sa devancière, sur ses deux intervenants, des Kuturschaffende nous dit le producteur de la série, sur ce qu'ils connaissent de leur ville, sur la richesse et la variété de celle-ci, sur ce qu'ils ont à montrer et à apprendre, sur les rencontres qu'ils peuvent proposer. Réunir en un même lieu, à quelques kilomètres, en quelques rues, des quartiers si spécifiques, des populations si diverses, et des intellectuels dont la distinction remonte jusqu'au Nobel est bien le propre de la seule métropole, et c'est sans doute une plus grandes vertus d'Au coeur de la nuit de montrer comment elle fonctionne, et pourquoi elle ne peut se comparer à nulle autre ville. Parions qu'avec Claire Denis, le 16 avril, on se trouvera de nouveau en aussi bonne compagnie. L'émission existe depuis 2002, elle approche de son soixantième numéro ; si on la découvre seulement maintenant, c'est à cause de sa programmation irrégulière, de son horaire nocturne, et de cette compulsion d'Arte à cacher, comme si elle en avait honte, ce qu'elle produit de mieux.
Evidemment, cela n'empêche pas, parfois, comme jeudi dernier, l'antenne d'être occupée par le discours imbécile et préremptoire d'un ignorant vaniteux, sorti de ses beaux quartiers et de sa révolte de pacotille pour montrer à quel point il ne diffère en rien de ces indigènes d'au-delà le périph, et combien il éprouve les mêmes difficultés qu'eux. C'est que, malgré tout, on aurait presque eu tendance à l'oublier, mais on bien est sur Arte.