Causant la mort de deux adolescents roulant sans casque sur un deux-roues motorisé monoplace dont l'usage est interdit sur la voie publique et pour lequel, compte tenu de sa cylindrée, eut-il été homologué, un permis que le conducteur ne possédait très probablement pas aurait été indispensable, l'accident de Villiers le Bel n'a guère à voir avec le triste quotidien de la collision entre une automobile et un motocycle, laquelle, pour les cyclomotoristes comme les motocyclistes, représente l'essentiel du risque routier auquel ils ont à faire face. Pourtant, l'analyser présente un intérêt notable. A cause des incidents qui l'ont suivi, à cause de la dimension symbolique des forces en présence, des policiers et leur hiérachie d'un côté, deux adolescents de banlieue et leur entourage de l'autre, on peut raisonnablement penser que la presse continuera à faire une large place à cette affaire, et que l'on disposera ainsi d'une très rare occasion de suivre d'assez près les étapes de la procédure, comme les stratégies que mettront en oeuvre les différents acteurs.

Dans l'affaire, l'avocat des familles des victimes démarre donc avec un lourd handicap : aussi, on ne s'étonnera pas qu'il choisisse l'attaque, et cherche à rééquilibrer les responsabilités, dont le partage se trouve au départ très défavorable à la partie qu'il représente, en impliquant le camp adverse, donc, ici, la police. Lors d'une conférence de presse qui s'est tenue mardi dernier, il a ainsi, comme le rapporte Le Monde, fait exploser sa première charge. Sa position se fonde sur un rapport d'expertise commandé par le tribunal, et dont il livre quelques éléments, lesquels, bien sûr, infirment la version présentée par les policiers. Ceux-ci, qui prétendaient effectuer une simple patrouille à vitesse normale, soit, au plus, à 50 km/h, venaient de répondre à un appel de leur central et se trouvaient donc, désormais, en intervention. C'est pourquoi, explique l'expert, leur voiture était en train d'accélerer : en quinze mètres, elle était passée de 59 km/h à la vitesse à laquelle se produisit le choc avec le deux-roues des adolescents, lequel roulait à 66 km/h, soit, très précisément, à 64,3 km/h. L'article restant muet sur l'essentiel, à savoir la méthodologie mise en oeuvre par l'expert pour déterminer cette grandeur à la décimale près, il fournit donc une occasion de se payer une tranche de ces spéculations aussi gratuites qu'hasardeuses dont les lecteurs de ce carnet raffolent. En l'occurrence, on se trouve face à une alternative unique : ou bien les véhicules de police sont équipés d'une boîte noire qui enregistre avec une précision extrême les paramètres de leurs déplacements, et on voit alors mal, sauf à supposer que l'installation de ces dispositifs se fasse dans le plus grand secret, quel mauvais génie pousserait leur utilisateurs à des déclarations mensongères, pour se trouver ensuite contredits par un juge aussi infaillible qu'impartial, ou bien la vitesse mesurée par l'expert ne résulte que d'un calcul parfaitement théorique, entièrement déterminé par des paramètres entrés dans un modèle, et qui produirait donc un résultat fort différent, pour peu que l'un d'entre eux soit modifié.

Dans Les antennes de Jéricho, une sorte d'autobiographie, Pierre Schaeffer raconte son éducation chez les Jésuites, et les exigences de son professeur de physique qui notait d'un zéro les copies dont les auteurs trop zélés avaient poussé leurs calculs au-delà de la décimale significative : les résultats se devaient, non pas seulement d'être exacts au sens du raisonnement théorique, donc de montrer que l'élève avait compris et appris ce qui lui était enseigné, mais de l'être aussi dans leur rapport à la réalité, en prouvant que celui-ci avait su à la fois résister à la vanité d'une exactitude inaccessible dans le monde réel, et garder la part d'humilité qu'implique un résultat applicable, mais moins strict que celui que donnerait la rigueur théorique. Cette position, si elle peut assez facilement être rattachée aux valeurs d'une éducation religieuse, devrait aussi être celle de l'expert qui, travaillant sur des données partielles recueillies sur le lieu d'un accident, ne peut, raisonnablement, s'exprimer autrement qu'en ordres de grandeur, et dans l'approximation.
A contrario, les trois dizièmes de kilomètres que l'expert de Villiers-le-Bel juge bon de placer après sa virgule sonnent faux, du simple fait qu'elles font plus exact, au point d'alarmer le journaliste du Monde qui titre un de ses chapitres : "la police roulait à plus de 64 km/h" : si la décimale est vraiment de trop, la confiance en l'expertise reste suffisante pour retenir la valeur entière, et cela même si la thèse de l'avocat, une vitesse excessive de la voiture de police, peut se contenter d'un dépassement de la vitesse limite, soit 50 km/h. Elle lui suffit, en tout cas, pour accuser les policiers, du seul fait de cette vitesse, de s'être rendus coupables d'une "mise en danger délibérée de la vie d'autrui". On peut, sincèrement, lui souhaiter bonne chance, et une infatigable obstination, pour faire prospérer une telle position.
Si, par sa précision même, le calcul de l'expert, concernant la voiture de police, étonne, celui qu'il livre à propos du deux-roues relève soit de la magie, soit de la fantaisie. Il faudrait, en tout cas, qu'il livre d'urgence à Gilles Terrien, seul expert spécialiste des accidents moto, la formule qui lui permet d'être aussi sûr de son fait, et qui, donnant la vitesse exacte d'une moto lors de la collision, apporterait enfin la lumière, et contredirait le rituel "le motard roulait trop vite" de tant de rapports de police.

Au moins cet accident-là a-t-il pu bénéficier d'une expertise. Lorsque, quelques mois plus tard, à Vienne, les circonstances ont produit une situation inverse, et que deux policiers se rendant au petit matin à leur travail à moto ont percuté un poids-lourd dont le chauffeur, en état d'ébriété, effectuait une manoeuvre interdite, le procureur a, précise l'hebdomadaire régional Lyon Capitale, su résister à la tentation de l'expertise, permettant ainsi à la justice de faire preuve d'une inhabituelle promptitude pour infliger au coupable une sanction exemplaire.
Troublant parallèle : à Villiers-le-Bel, deux adolescents circulant dans des conditions totalement illégales se tuent en percutant un véhicule de police ; à Vienne, la situation s'inverse, et deux policiers se tuent en percutant un poids-lourd dont le conducteur circule dans des conditions totalement illégales. Dans les deux cas, la responsabilité de l'accident ne repose pas sur les policiers ; à Villiers-le-Bel, sans doute à cause du retentissement de l'affaire, une expertise est pourtant ordonnée, mais pas à Vienne, où elle démontrerait vraisemblablement, compte tenu de l'état de l'épave, que la moto roulait bien au delà des 50 km/h autorisés ; pour le profane, l'opacité de la boîte noire semble impénétrable.