En première analyse, une consultation par laquelle l'Union Européenne sollicite l'avis des citoyens sur le développement de dispositifs électroniques de sécurité adaptés aux deux-roues motorisés ne va intéresser que ceux à qui elle est destinée, les motards, et leurs compagnons moins chanceux, condamnés à subir le même environnement hostile au guidon de cylindrées bien plus modestes. Pourtant, en fouillant un peu, en essayant de comprendre pourquoi, et comment, la Communauté s'intéresse à une catégorie de ses membres jusqu'ici délaissée, et s'y intéresse de cette façon-là, on trouve un matériau d'une portée bien plus générale, et une occasion de jeter, par un minuscule trou d'épingle percé dans sa carapace, un oeil sur le fonctionnement de la machine technocratique.

Tous les motards savent que le moyen le plus efficace d'améliorer leur sécurité consiste à inclure dans la formation de tout automobiliste trois heures de pratique du deux-roues motorisé ; ils savent aussi qu'une telle mesure n'a aucune chance de jamais voir le jour. Ce n'est donc pas de ce côté-là que l'Europe cherche : Saferider a comme objectif de transposer au deux-roues motorisé les formidables avancées technologiques dont les automobilistes profitent déjà. Pour cela, le programme associe dans un effort commun à peu près tous les instituts européens du style de l'INRETS, et seulement deux constructeurs, Piaggio, et Yamaha ; et, pour recueillir l'avis des utilisateurs sur l'utilité de systèmes qui, au mieux, n'existent qu'à l'état de prototype, une consultation en ligne est lancée.
Elle implique de commencer par choisir la catégorie de son véhicule : mofa, vélomoteur, scooter ou moto ; et ça commence très mal. Car le mofa, motor-fahrrad, reste un objet inconnu en France, même s'il commence à se développer sous sa forme électrique. Le vélomoteur désignait autrefois ces deux-roues à la cylindrée comprise entre 50 et 125 cm³, que, visiblement, les auteurs de l'étude appellent des scooters. Il faut donc comprendre que, par vélomoteur, ils entendent un cyclomoteur, soit, chez nous, dans le langage courant, un pisse-feu, une tasse, ou un 49,9 cm³. Evidemment, préciser dans le questionnaire la cylindrée du véhicule aurait supprimé la source d'erreurs, mais cette solution a dû paraître barbare aux auteurs du sondage, qui, persuadés sans doute du faible bagage intellectuel de leurs interlocuteurs, ont opté pour cette divine simplicité qui complique tout. On a ainsi à choisir entre quatre catégories, dont une qui n'existe pas, et deux autres qui entraînent des confusions irrémédiables : félicitons donc les rédacteurs qui, dès le départ, ont tout mis en oeuvre pour invalider les résultats de leur étude.
Celle-ci, au demeurant, tient en deux pages : la première cherche à recueillir l'expérience de l'utilisateur victime d'un accident, la seconde lui propose de juger de la pertinence de tel ou tel système, et lui propose un inventaire hétérogène de trucs qui existent déjà, comme l'ABS ou l'ESA, de choses que font des trucs qui existent déjà, en particulier le GPS, de bidules bizarres, comme le "casque climatisation", et de machins incompréhensibles, tels le "Voie départ avertissement (Une fonction qui avertit le conducteur au moment de quitter la route (ou de voies) de manière inattendue)". On a conscience du triple défi auquel était confronté le traducteur, avec un vocabulaire technologique, un public frustre aux pratiques obscures, et une langue confidentielle, le Français : on ne lui en voudra pas d'avoir échoué. Mais l'amateurisme qui se glisse ainsi au coeur d'un processus technocratique suscite la perplexité.

L'hypothèse qui se profile trouvera un début de confirmation lorsque l'on s'intéressera de manière plus concrète à ces dispositifs, puisque chacun d'eux a droit à son propre descriptif. Ainsi s'illumine la question de l'éclairage adaptatif, question doublement obscure puisqu'on ne voit pas comment le phare d'un roadster, nécessairement fixé à la fourche, peut bouger pour suivre une courbe, d'autant que, par définition, dans une situation pareille, on est sur l'angle. C'est qu'ici, on se limite au scooter, où le système peut être intégré au carénage, et en particulier au Yamaha ASV-2, un démonstrateur technologique qui existe déjà depuis huit ans. Avec l'ASV-3, Honda propose un équivalent dont on admirera la sobriété esthétique. En effet, tous ces bidules impliquent, pour être installés, un espace significatif ; et ce qu'on trouve facilement dans une voiture ne peut, transposé aux deux-roues, prendre place ailleurs que dans la carrosserie d'un scooter, cet objet si différent, techniquement comme sociologiquement, d'une moto.

Saferider n'est donc bien qu'un simulacre, une façon pour des bureaux d'études publics de justifier leur existence, d'entrer dans un univers jusqu'ici négligé par la seule voie qu'ils connaissent, celle de la technique, avec des systèmes électroniques qu'ils maîtrisent d'autant mieux qu'ils ont déjà servi sur les automobiles, et de le faire à moindre frais, puisqu'on peut pour l'instant se contenter de compiler des travaux existants, et qu'on a pu fortement économiser sur les traductions. Bien sûr, il est parfaitement vain d'entreprendre le travail de Sisyphe qui viserait à leur faire comprendre qu'il n'y a d'autre point commun entre une voiture et une moto que l'essence qu'ils utilisent.
Naturellement, cette sollicitude hypocrite ne recouvre pas le fossé gigantesque qui empêche toujours l'Union Européenne de prendre en compte les problèmes des motards : pourtant, ami motard, il faut participer à Saferider. Car même si ce sondage n'aura aucune représentativité, même si ses auteurs n'ont même pas été capables d'inclure ces deux variables sociométriques élémentaires que sont profession et niveau d'études, il permettra quand même de recueillir quelques fragments de ces données dont le sociologue a vitalement besoin. D'avance, il te dit merci.