Aujourd'hui encore, apprend-t-on au JT de 13 heures, les apiculteurs manifestent. Il montent à la capitale pour exiger l'abrogation de l'autorisation qui vient d'être accordée à un nouvel insecticide, le Cruiser, et cela parce que son principe actif comme son mode d'administration, par enrobage des semences du maïs, représentent de troublantes similitudes avec ceux de deux autres produits aujourd'hui interdits, le Gaucho et le Régent TS. L'un comme l'autre, ont le sait, sont accusés d'être responsables d'une mortalité anormale chez les colonies d'abeilles, au point que leurs producteurs respectifs, Bayer Cropscience et BASF, auront prochainement à répondre devant un tribunal du fait d'avoir mis sur le marché ces produits "toxiques nuisibles à la santé de l'homme ou de l'animal", c'est à dire, pour faire court et écrire en langage courant, du fait de commercialiser des produits phytosanitaires. Et pourtant, on le sent bien, cette absolue certitude de tenir le coupable, et un coupable idéal puisqu'il s'agit de molécules développées par ces géants de l'agrochimie acharnés à détruire l'humanité pour le profit immédiat de leurs actionnaires, s'effrite un peu, au point que le sujet du journal télévisé se termine en évoquant le doute qui naît de "certaines études".
L'étude en question, son protocole et ses conclusions, font l'objet d'un article dans le Monde de mardi ; menée par le laboratoire de l'AFSSA situé à Valbonne et spécialiste des petites bêtes, elle est disponible en ligne, et offre une occasion irrésistible de céder une fois de plus à ce plaisir particulier qui consiste à aligner des propos inconséquents appuyés sur une étude à laquelle on ne comprend rien.
Du moins peut-on juger de son ampleur statistique. Elle a été conduite de l'automne 2002 à novembre 2005, sur cinq départements métropolitains avec à chaque fois cinq ruchers par département, auprès d'apiculteurs volontaires, amateurs comme professionnels, donc avec des exploitations dont la taille pouvait varier dans un rapport de un à cent. En cours de route, un seul apiculteur a fait défaut. Les colonies observées ont été tirées au sort, et, dans la mesure du possible, l'observateur a limité son influence sur le fait observé, en essayant en particulier de ne pas modifier les pratiques de l'exploitant. Il s'agit, en d'autres termes, d'un travail qui, à l'évidence, à l'intérieur des contraintes de tous ordres qui caractérisent le monde réel, et feront toujours regretter que l'échantillon n'ait pas été plus large ou la durée plus longue, s'entoure des meilleures garanties possibles en matière de validité. On a connu des études autrement moins fiables qui ont donné lieu à des conclusions autrement plus péremptoires. Car on ne peut manquer d'être frappé par la discrétion avec lesquelles l'AFSSA présente ses résultats dans un communiqué en date du 15 février. Sans doute l'explication en est-elle simple : l'étude cherchait le coupable de l'extinction massive des abeilles, une tâche en principe d'autant plus élémentaire que celui-ci était déjà désigné. Or, elle n'a rien trouvé.

Ainsi la mortalité observée est-elle considérée comme normale. La recherche de pesticides, en particulier l'imidaclopride, alias Gaucho, et le fipronil, soit Régent TS, n'en a relevé que des traces, "très en deçà des valeurs de toxicité aiguë". Un tel résultat est d'autant plus intéressant que, d'une part, leur interdiction d'emploi n'a été prononcée qu'en 2004, avec des modalités différentes qui retardaient en partie son effet, et que, de l'autre, leur persistance dans l'environnement est l'un des reproches adressés à ce type de produits. Cette interdiction, en d'autres termes, n'a pas eu d'influence sur une étude qui a pris fin en novembre 2005. Et le coupable idéal se mue en une multitude de suspects, avec tous ces parasites qui attaquent les colonies, champignons, acariens avec le varroa, insectes, comme une punaise qui répond au nom révélateur de loque, et qui, comme de juste, se montre plus virulente dans sa forme américaine, voire, semble-t-il, un nouveau venu, un protozoaire qui s'attaque au système intestinal des abeilles. L'étude met notamment le doigt sur l'acarien, en partie parce que les apiculteurs ne détectent pas, ou pas assez tôt, sa présence, en partie parce que, faute de traitement approprié, ils utilisent des quantités excessives d'un composé maison fabriqué à partir d'un antiparasitaire utilisé sur les chiens.
Alors, si le coupable, c'est l'insecte, et pas l'insecticide, le monde s'écroule. Et si, au lieu de produit chimique, le coupable est en partie, à cause de ses pratiques, l'apiculteur, tout s'explique, et notamment le fait que ces semences enrobées d'insecticides soient utilisées partout en Europe, sans qu'on observe les conséquences qu'on leur prête en France : car si la chimie est la même, les pratiques, elles, changent dans chaque région. On arrive, alors, à une conclusion inacceptable : la solution aux problèmes de mortalité des abeilles se trouve à la fois dans la modification des pratiques des victimes, les apiculteurs, et dans les laboratoires de l'agrochimie, puisque l'on voit mal qui d'autre pourrait proposer un traitement efficace contre les parasites. Après tout, leur vrai métier, c'est ça. On imagine ce qu'une telle affirmation a d'insoutenable, et on comprend à quel point il faut, bien sûr, toutes affaires cessantes, par application du principe de précaution, et à titre préventif, interdire le Cruiser. Et d'ailleurs, cette détestable molécule a un objectif odieux : détruire ces charmants elateridae, vulgairement connus sous le nom de taupins, paisibles coléoptères aux performances sportives tout à fait exceptionnelles.