Puissance de l'imagination aidant, on peut toujours concevoir des mondes, des pays, ou des époques caractérisés par une propriété bien singulière, la présence d'hommes politiques modestes gouvernés plus par le désir d’œuvrer pour le bien public que par la volonté forcenée de marquer leur présence temporelle en laissant derrière eux des traces indélébiles, inscrites dans le paysage sous une forme le plus souvent monumentale. Il a fallu du temps pour en prendre conscience, mais, de façon assez perverse, Bertrand Delanoë, qui terminera en 2014 la plus longue carrière de maire qu'ait connue Paris depuis le rétablissement de cette fonction, entre bien dans cette catégorie. À sa manière, horizontale et non verticale, dispersée au lieu d'être massive, modifiant le réseau et pas le bâti, il aura, plus que bien d'autres, transformé Paris. Mais derrière sa justification unique et constante, rendre Paris aux parisiens et à eux seuls, on ne perçoit pas seulement cette volonté de refuser que la ville joue encore son rôle de capitale, et cette ambition de construire ce petit Paris seulement occupé de lui-même : on trouve l'intention de défaire l'organisation des rues héritée de ses prédécesseurs, prenant ainsi sa revanche sur ce que le sens commun a retenu de l'action d'un Georges Pompidou. Il lui fallait donc, forcément, un jour, s'attaquer à ces voies sur berges qui, rive droite, portent comme une provocation le nom du Président honni.

En grande partie désaffectés durant le XXème siècle, puisque le port de Paris se trouve désormais hors les murs, à Genneviliers, les quais de la ville avaient presque perdu toute vocation économique : cet espace inutile sera donc progressivement réorganisé pour faciliter la circulation des véhicules, et le transit d'ouest en est en particulier. Rive droite, pour partie en souterrain, pour partie au niveau des immeubles, et pour partie, dans le XVIème arrondissement, puis de nouveau à partir du Ier, le long du fleuve, la liaison, d'une porte à l'autre, est continue, en sens unique d'abord, en double sens à partir du bassin de l'Arsenal. Rive gauche, à cause du goulot d'étranglement des îles, la topographie plus complexe, et les quelques activités subsistantes, conduisent à une séparation nette ; aussi, les véhicules roulent-ils au bord de l'eau seulement dans le VIIème arrondissement. L'importance des ces axes les place, de plus, sous la responsabilité directe de la Préfecture de police laquelle, comme au bon vieux temps, aura donc son mot à dire si jamais l'autre autorité, la municipale, sortait de ses cartons un projet qui aurait comme caractéristique essentielle de bouleverser cette situation.
Ainsi en est-il depuis quelques mois, avec ce réaménagement complet des berges qui vient, sur un paysage déjà patiemment remodelé, apporter une touche finale. Le traitement, selon les rives, sera sensiblement différent : au nord, on se contentera de mettre en place le classique répertoire du découragement automobile, feux de circulation, trottoirs et, on l'imagine, radars et ralentisseurs, sans pour autant réduire l'emprise de la voirie. Au sud, on change tout, en particulier autour du musée d'Orsay : vélos, piétons, piscine flottante et amusements divers, désormais, toute l'année, c'est Paris Plage. Sans difficulté, on reconnaît là une des obsessions de la municipalité, interdire le trafic de transit. Or, si on lui interdit de passer sur les quais, il empruntera, quelques mètres plus haut, les boulevards. Prise contre les banlieusards, et contre les emplois, cette mesure mécontente aussi les riverains qui supporteront désormais les nuisances du trafic au pied de leurs fenêtres.

Pour combattre cette opposition pertinente et déterminée, la Mairie utilise l'arme absolue : la démocratie. Fièrement, elle justifie ses décisions d'une sentence sans appel : 71 % de la population approuve le réaménagement. Mais ces données n'ont pas été recueillies grâce à l'un de ces référendums sans valeur légale que les municipalités réquisitionnent de temps à autre à titre d'arme pour l'action collective, mais lors d'un ordinaire sondage téléphonique, réalisé par l'IFOP. Dans un geste inouï de générosité, la Mairie ne s'est pas contentée de solliciter l'avis de ses seuls électeurs, mais a recueilli celui de quelques allogènes fréquentables, à Boulogne, Issy, Ivry et Charenton : sa bonté, on le voit, ne s'étend guère que dans l'axe, et à portée de vélo. Et ce sondage comporte une question centrale de toute beauté, dont il convient, en connaisseur, de restituer l'intitulé exact : " Le projet de réaménagement des voies sur berges à Paris a pour ambition la reconquête et l'embellissement des voies sur berges ou berges de Seine dans leur partie historique. Il prévoit, rive gauche, entre le musée d'Orsay et le pont de l'Alma, des quais bas entièrement piétonniers, et, rive droite, la transformation de la voie rapide en un boulevard partagé entre voitures, vélos et piétons. Vous, personnellement, êtes-vous favorable ou pas favorable...". Pour mettre un peu en valeur la fabuleuse neutralité axiologique de cette question-clé, on peut la résumer sans en trahir le sens : le projet d'aménagement des voies sur berges, c'est fantastique ; vous êtes d'accord, bien sûr ?
Étant entendu que, comme de coutume dans un sondage politique, l'abstention est interdite, compte tenu du fait que, pour de multiples raisons, l'essentiel des personnes consultées n'ont aucun intérêt, en bien ou en mal, à ce projet, si l'on prend en compte le fait que, dès lors, exprimer l'opinion positive que l'on attend d'elles ne leur coûte rien, on voit combien il est simple d'obtenir un tel score. Ainsi arrive-t-on à opposer à l'hostilité des riverains, seuls véritablement concernés, principales victimes parisiennes de la mesure mais résidant dans des lieux peu suspects de soutenir la politique de la municipalité actuelle, une valeur plus grande, et d'autant plus légitime qu'elle se prononcera en son âme et conscience et pas en fonction d'intérêts particuliers, celle de l'opinion soigneusement orientée d'un peuple artificiellement réuni, mais toujours souverain.

Utiliser des quais désaffectés pour y faire circuler des voitures qui, contenues entre mur et eau, ne gênent pas les riverains, c'était finalement une très bonne idée et, en même temps, une continuité, puisqu'ils conservaient ainsi un rôle dans l'économie des transports ; désormais, la Mairie souhaite les transformer en base de loisirs. Ce projet, son argumentaire, sa justification comme toujours appuyée sur une démocratie participative soigneusement encadrée montrent de quoi la municipalité se moque - garder à la ville sa fonction économique et utilitaire, employer l'argent public à des fins productives - et ce qui la préoccupe, faire de la capitale une de ces douces petites villes, à l'image de Strasbourg, Bâle, ou Malmö, mais avec le musée d'Orsay en plus, et tout ce qu'il faut autour pour que les touristes reviennent. Paris guinguette, avec accordéon le vendredi soir. Paris sous verre avec, de temps à autre, de la neige sur les parasols.