L'histoire a donc commencé en 1998. Le Monde avait publié une notule propre à susciter l'intérêt des curieux, ceux qui, ayant épuisé le tout-venant, étaient parés pour le bizarre. Elle donnait les indications nécessaires à l'achat d'un numéro du Micro Bulletin, cette publication où les chercheurs du CNRS partageaient leurs expériences informatiques et qui n'était pas particulièrement destinée à franchir les portes des laboratoires. Mais ce numéro-là, le 74, renfermait un CD plein d'applications présentées comme gratuites, efficaces et d'emploi aisé, telles la version 4.0 de Star Office, qui plantait souvent mais tournait quand même, avec en vedette un système d'exploitation complet pour processeurs x86 intitulé Linux et qui était décliné selon ce concept bizarre de distribution sous le nom encore plus étrange de Red Hat 5.0. Et, malgré lesstif, ça marchait. Et puis, en novembre, est arrivé l'historique premier numéro spécial de Linux Magazine, avec la Red Hat 5.1 et la première version stable de KDE 1. Une révélation. Exactement dix ans plus tard, est-on, au fond, allé beaucoup plus loin ?
Bien sûr, on ne pose pas ici la question des parts de marché dans l'univers des serveurs, mais celle de ce sytème complet, fiable et facile à utiliser que vantait Le Micro Bulletin, avec sa clientèle de scientifiques, de gens, donc, que le simple spectacle d'une ligne de commande ne remplit pas d'effroi, et que l'insoutenable révélation qui l'accompagne, la découverte de cette population d'outre-monde qui trouve plus simple de parler à son ordinateur en saisissant quelques lignes dans un terminal au lieu d'ouvrir cinquante fenêtres qui ne seront jamais refermées, ne traumatise pas pour le restant de ses jours. C'est du Linux, et, en version originelle, ça n'est toujours pas conçu pour les faibles d'esprit, ce que l'on peut parfaitement admettre. Pour autant, l'utilisateur avancé qui passe ses journées à faire son boulot quotidien sur ce système a-t-il de quoi se réjouir des avancées obtenues ?

On manquerait sans doute l'objectif de ce carnet en répondant par l'affirmative ; on le manquerait de la même manière en ne soutenant pas son propos de quelques arguments. Pour le marginal dans la minorité c'est à dire, chez nous, celui qui marche à la SuSE depuis sa version 6.0, l'instant décisif s'est produit au moment où Novell a racheté Systeme und Software Entwicklung, propriétaire de cette distribution snobée des puristes parce que son incomparable outil d'administration, Yast, souffrait de la tare inexpiable de ne pas être sous licence libre. Depuis, les puristes sont contents : SuSE essaye courageusement de sauver Novell du désastre sur le segment des serveurs, tandis que l'utilisateur privé peut profiter en toute gratuité et en complète liberté de la version communautaire, OpenSuSE. Sauf que ne plus avoir à débourser 80 euros pour une boître très lourde bourrée de CD et de manuels, ça a un prix : désormais, qu'on le veuille ou non, on se retrouve enrôlé dans la troupe des beta-testeurs. Car comme pour Red Hat avec sa Fedora, OpenSuSE a une mission, en fait, assez simple : essuyer les plâtres, tester les innovations qui, une fois stabilisées, pourront rejoindre la branche professionnelle de la distribution. Aussi la dernière version vous impose-t-elle un pilote RadeonHD, bien moins avancé que son concurrent du domaine du libre que l'on trouve dans la Fedora mais qui, lui, n'est pas développé chez Novell, et qui, sur une carte ATI pourtant vieille de 18 mois, ne marche simplement pas, vous obligeant à une plongée certes rafraîchissante mais malgré tout éprouvante dans l'univers Ncurses. Car comment, autrement, réussir à lire le par ailleurs complexe fuckin' manual qui recèle quelques maigres pistes pour vous tirer d'embarras quand X ne démarre pas ? Du pilote Linux 64 bits opérationnel il y en a, pourtant, et depuis longtemps, chez ATI. Seulement voilà : on n'en veut pas, c'est pas du libre. Car il ne suffit pas de voir la vieille complainte enfin satisfaite, et que les fabricants de matériel mettent à la disposition du public des pilotes pour Linux aussi ; il faut que ces mêmes fabricants avouent leurs petits secrets, et fournissent toute la documentation nécessaire au développement par des tiers des pilotes en question.

Voilà bien quelque chose qui n'a pas changé en dix ans : le geek, tel qu'en lui même, dont une fréquentation assidue de Linux Expo / Solutions Linux, et un discret comptage, permettent d'assurer qu'il est toujours, à 93 %, un homme, que, plus que jamais, il s'habille comme un sac, qu'il entretient sa barbe et son Bierbauch avec un soin si maniaque que, si son T-shirt n'était pas orné de motifs généralement bien plus pacifiques, on le prendrait pour un biker, ce geek qui, des querelles de clocher qui font l'amusement d'un Palpatine à son interminable liste de produits prohibés, est peut être, en fait, le principal obstacle à la démocratisation de Linux. Certes, on comprend fort bien qu'une distribution libre ne puisse prendre le risque de fournir gratuitement des bouts de code couverts par des brevets, et moins encore de quoi casser le cryptage des DVD ; mais on n'est pas près d'admettre que des outils parfaitement indispensables, comme ce Flash désormais Adobe faute duquel, de nos jours, il n'est même plus utile d'ouvrir son navigateur, ne soient pas directement accessibles, d'autant qu'ils sont disponibles, dans la plus totale hypocrisie, sur des dépôts tiers.
Ce numéro 74 du Micro Bulletin contenait un système, et des applications, gratuites, sinon libres. Gimp, Netscape désormais Mozilla, Star Office aujourd'hui complété d'OpenOffice sont toutes devenues de fiers et grands cygnes, avec des millions d'utilisateurs aussi fidèles que satisfaits, tandis que le vilain petit pingouin restait esseulé dans sa mare : désormais, le libre n'est plus synonyme de Linux, et le dernier bébé de Daniel Glazman, grâce auquel tous les billets de DirtyDenys sont, et seront, rédigés, sera d'abord disponible pour Windows, puis pour Mac OS X, et peut-être, un jour, pour Linux . Dix ans après, et à un Ubuntu près, on n'a pas fait de progrès significatif vers ce vieux projet qui ennuie les geeks, un système ordinaire pour un banal poste de travail. Alors, on s'interroge. Il n'est pas question de suivre le mauvais exemple de certains, et de retrouver Mac Os X, avec son effroyable gestionnaire de fichiers et cette pression commerciale qui vous guette derrière chaque click. Mais on ne peut, comme tant d'autres, écarter la possibilité de céder, un jour, aux sirènes d'un Marc Shuttelworth.