Le sort est cruel. À peine avait-on eu temps de bomber le torse grâce aux prestations du Rafale, ce petit canard qui, vingt ans après son premier vol, semble enfin tout près de se métamorphoser en un beau cygne, ce parangon de vertus gauloises dont l'ennemi héréditaire lui-même reconnait les qualités et qui venait d'enterrer la concurrence lors d'exercices de combat dans le Golfe, que voilà la fierté nationale contrainte à encaisser un coup d'autant plus rude qu'il est porté dans un contexte comparable et vient saper le second pilier du génie national civil, l'électronucléaire. Contre toute attente, le dernier en date des contrats du nouveau siècle dans le domaine des centrales nucléaires, qui portait sur l'acquisition par les Émirats de quatre réacteurs, échappe aux intérêts français, fort mal portés semble-t-il par une coalition regroupant Areva, Total, GDF-Suez et EDF. La surprise, pourtant, ne provient pas tant de cet échec que de l'identité du lauréat, puisqu'il s'agit, non pas des adversaires traditionnels, Toshiba-Westinghouse ou General Electric-Hitachi, ni de Siemens, désormais contraint de s'associer à l'ex-soviétique Rosatom, mais d'un consortium sud-coréen mené par l'électricien local Kepco, lequel obtient ainsi un premier contrat à l'exportation, d'une considérable ampleur matérielle aussi bien que symbolique. Pour amortir un tel coup, il n'est meilleur remède que de se rassurer en multipliant les explications en apparence rationnelles, mais qui ont comme véritable objectif de démontrer que l'on n'a pas vraiment failli, et que l'on reste, malgré tout, le meilleur.
Ainsi peut-on, comme dans l'article de Libération, invoquer un autre caractère gaulois, la désorganisation et les conflits entre baronnies industrielles, cause de l'entrée en matière trop tardive d'EDF comme du manque d'enthousiasme d'un Total seulement sollicité pour son carnet d'adresses, laquelle fournit au journaliste un prétexte pour dresser, une fois de plus, l'épitaphe d'Anne Lauvergeon. On peut, aussi, évoquer, comme Les Echos, un rapport qualité/prix défavorable aggravé par la parité des changes, donc le jeu combiné de l'exigence technique et de la fatalité monétaire qui s'additionnent en un coût de l'offre Areva-EDF donné comme 30 % plus élevé que celui du vainqueur. Ainsi, on se console, mettant en cause au passage le réacteur coréen APR 1000 qui, nous affirme-t-on, "n’obtiendrait jamais sa licence en Europe et aux États-Unis, tant il ne répond pas aux normes de sûreté". Ce qui, à la fois, surprend, et suscite la réflexion.

Car on a du mal à croire que les très riches émirats du Golfe, au moment de signer un chèque qui les engage pour un siècle dans une voie hautement complexe et, pour eux, radicalement neuve, n'accordent pas à cette question la place première qui lui est due. On ne voit pas pourquoi une technologie coréenne, soutenue par les Hyundai et autres Samsung dont la réputation dans les métiers variés du nucléaire, génie civil, chaudronnerie ou électronique, n'est plus à faire, devrait faillir en matière de sécurité. De fait, comme le précisent Les Echos, le donneur d'ordre plaçait, très normalement, la sûreté en tête de ses exigences, et, considérant sur ce plan les offres comme équivalentes, s'est prononcé en fonction d'autres critères. Ce qui mène à une seconde question, du plus haut intérêt : à partir de quel seuil plus sûr, c'est trop cher ?

Dans un article malheureusement ancien et portant la marque d'un moment historique particulier, mais issu d'une recherche qu'il a conduite à l'université de Cornell, Michael Pollak écrivait que la complexification des procédures administratives, aussi bien que le renforcement d'un pouvoir judiciaire beaucoup plus ouvert aux arguments des opposants, avait, entre 1970 et 1978, aux États-Unis, doublé le temps nécessaire à la construction d'une centrale nucléaire, et multiplié son coût par sept. Avant même l'accident de Three Mile Island, ajoute-t-il, le nombre des projets avait déjà chuté. C'est qu'il est en théorie très simple d'interdire les investissements de ce type, soumis qu'ils sont à de multiples autorisations et contrôles administratifs : il suffit de rendre les normes si draconiennes qu'elles deviennent, dans les faits, impossibles à appliquer. Pour un observateur ne disposant d'aucune compétence en la matière, la gestion administrative de la construction des premiers EPR paraît ainsi fort obscure, et semble sourtout marquée par le souci constant du certificateur à la fois de se couvrir contre toute mise en cause de son action, et d'assoir son autorité. La récente affaire du système de contrôle du réacteur, dont on subodore qu'elle découle pour l'essentiel de différences de doctrine entre les organismes concernés, avec un communiqué soigneusement expurgé de toute signification, et un rapport d'experts destiné à eux seuls, ne fait rien pour améliorer l'information du public, et ne répond pas à une question pourtant légitime : si la conception pose problème, comment se fait-il que l'on s'en préoccupe seulement maintenant ?
Ces normes techniques, en fait, sont avant tout sociales, et témoignent d'abord de l'état fluctuant d'un arbitrage entre les diverses contraintes qui encadrent les projets de ce genre. En retenant une conception qui sacrifie tout, en particulier l'aspect économique, à la sûreté, conception que l'on retrouvera en Europe occidentale et aux États-Unis, on oublie une fois de plus que le reste du monde compte, et compte de plus en plus, et qu'il n'a aucune raison politique, historique ou technique de s'aligner sur les vieilles puissances. Ce que la Corée installe sur son propre sol lui suffit largement, et dès lors plus rien ne justifie le surcoût considérable de l'EPR. Autant dire que le choix des Émirats porte un bien rude coup à la technologie nationale, et que les perspectives d'exportation s'amenuisent considérablement ; au moins les marchés britanniques et américains pourront-ils être sauvés puisque, dans un cas comme dans l'autre, le client, c'est EDF.