Dans ce monde où la corruption morale inhérente aux valeurs du capitalisme sauvage enserre chaque jour un peu plus les sociétés traditionnelles dans sa mortelle étreinte, il reste un dernier îlot de résistance, une partie du monde entièrement dévouée à la famine, à la corruption et aux guerres, une ultime terre de conquête pour missionnaires de toutes obédiences où ceux-ci peuvent trouver abondante matière à exercer leurs activités, l'Afrique et, plus encore, cette Afrique sub-saharienne qui demeure, pour le commun des mortels, la patrie de tous les maux. Mais, au grand désespoir de tous les petits commerçants de la misère, il se pourrait bien que, là aussi, peu à peu, les choses changent.

Tel est, en tous cas, le thème du copieux rapport que vient de publier McKinsey. Après celles des tigres, des dragons, et des éléphants, l'historique cabinet américain de conseil aux entreprises verrait bien se profiler l'heure des lions. C'est que, depuis le début du siècle, le continent en partie noir connaît une croissance significative, dans les 5 % l'an, et régulière, au point d'avoir été, avec l'Asie, la seule zone à ne pas avoir connu de récession au tournant de 2008. McKinsey, après tant d'autres, pense voir là l'amorce si souvent espérée de ce cercle vertueux où le développement de l'investissement entretient une croissance qui se nourrit de l'accroissement de la consommation. À ce titre, un graphique publié en annexe se révèle fort intéressant puisqu'il montre à quel point, après une longue stagnation entre 1980 et 1996, et même une régression en 1990-1991, l'investissement, étranger en particulier, a commencé à se redresser entre 1997 et 2002 avant, depuis lors, de fortement augmenter.
Bien sûr, ce long document ne fait pas l'impasse sur les nombreuses difficultés que les africains devront encore affronter avant de vraiment toucher les rives de l'eldorado consumériste, les retards éducatifs, le cruel manque d'infrastructures, le difficile établissement d'institutions moins corrompues et plus démocratiques, l'absence d'un marché uni et la faiblesse des échanges régionaux. Mais il renverse aussi quelques idées reçues, comme la dépendance aux exportations de matières premières. En classant les pays étudiés en quatre familles, il montre que cette dépendance concerne pour l'essentiel la catégorie bien particulière des exportateurs de pétrole. À l'inverse, les grandes économies du continent, et quelques petites comme la Côte d'Ivoire, connaissent une économie diversifiée, avec un secteur manufacturier qui gagne en importance. On retrouve dans le lot l'Égypte, la Tunisie ou le Maroc, mais aussi la locomotive sud-africaine autour de laquelle s'organise toute une économie régionale, qui capte plus de la moitié des échanges intra-africains. De plus, ces exportations dépendant de moins en moins du commerce avec l'Europe c'est à dire, en gros, de la demande des anciens colonisateurs : depuis 1990, la part du vieux contient dans ces échanges a diminué de moitié, alors que celle de l'Amérique du Nord reste stable. À la place, les économies émergentes se sont installées, l'Amérique du Sud un peu, l'Asie surtout.
L'angoisse, alors, serait de rater ce moment d'investir en Afrique, et, dans ce but, McKinsey accumule les incitations, en insistant notamment, dès les premières pages, sur la seule croissance qui intéresse vraiment le capitaliste, celle de la demande solvable, que le cabinet estime pour 2020 à 128 millions de foyers. Mais le cabinet prend aussi en compte un autre développement, celui d'une force de travail qui devrait dépasser le milliard d'individus en 2040, et fera de l'Afrique, au moment même où l'Europe, et plus encore la Chine, seront engagées dans un profond déclin démographique, le réservoir de main d'œuvre de la planète. Pour la première fois, le drame de la surpopulation africaine est interprété comme un avantage, et une chance, et la rassurante image du miséreux inoffensif, témoin de l'immuabilité des choses, objet de l'action charitable, fournisseur de bonne conscience, cède la place à celle du travailleur compétitif, du consommateur avide, du concurrent, en somme : chaque page du rapport peut ainsi se lire comme un cauchemar pour altermondialistes.

Elle revient pourtant de loin, cette population dont on nous affirmait, voici peu, à quel point elle serait, au XXIème siècle, décimée par un SIDA qui consommerait toutes les maigres ressources du continent, et dont on calculait même, et avec précision, l'impact dévastateur qui serait le sien sur la croissance économique. On avait, une fois de plus, dans une typique démarche misérabiliste et néo-coloniale, sous-estimé les capacités des habitants, et de leurs gouvernants, à trouver des solutions peu onéreuses, mais efficaces. Le dernier rapport d'ONUSIDA, qui montre comment, en dix ans, les pays d'Afrique sub-saharienne, les plus affectés par l'épidémie, ont réussit cette mission que l'on affirmait impossible, faire fortement baisser le nombre des nouvelles contaminations, sonne ainsi comme un modeste communiqué de victoire.
L'Afrique, aujourd'hui, n'est plus terre de conquête, mais d'investissements. Elle s'ouvre ainsi à ceux qui oseront prendre les risques nécessaires et, pour cette tâche, les Chinois feront très bien l'affaire. Et si l'Europe, et la France, peuvent pour cela compter sur des entreprises déjà mondialisées, même si elles affronteront une concurrence aussi rude qu'inédite, population et gouvernants préfèreront sans doute ne rien savoir de ces bouleversements qui renverseront tant de tranquilles et confortables certitudes. Il se pourrait bien, au fond, que cet homme africain entre dans l'histoire au moment précis où l'autre en sorte.