la (bonne) formule
Après l'éclatement, après l'intervention des secours de première urgence qui recollent en vitesse les plus gros morceaux, de façon à récupérer au plus tôt un système qui, même sur trois pattes, tient debout, vient la période des bonnes résolutions et des concours d'idées, période qui offre à des acteurs jusque là peu influents une rare occasion de présenter leur thèse, et d'essayer de la faire adopter. Dans la livraison du Monde de samedi dernier, Benoît Mandelbrot, mathématicien, se propose ainsi de recoudre les pièces éparses des modèles d'analyse du risque financier enseignés à l'X et à Paris 6, ou, plus exactement, de tout jeter et de mettre à la place le sien. On le comprendra sans peine, il ne s'agit absolument pas ici d'exprimer quelque opinion que ce soit sur quelque validité que ce soit de l'une de ces formules cryptiques associant incongrûment les chiffres aux lettres, mais bien d'analyser ce que les propos étrangement contradictoires de Benoît Mandelbrot peuvent avoir d'intéressant d'un point de vue sociologique et, accessoirement, de comprendre pourquoi cet aspect pourtant primordial de la question échappe totalement à la journaliste du Monde.
Car la démonstration du mathématicien n'a rien de mathématique ce dont, d'ailleurs, on lui aurait su gré si le fait de démontrer en quoi sa formule est la meilleure avait présenté la moindre pertinence pour un lecteur profondément ignare en la matière. En réduisant son propos à la mode éconoclaste, on peut même le résumer simplement, et assez fidèlement : j'ai toujours eu raison, mais jamais personne ne m'a écouté. Mais puisqu'il critique une méthode scientifique modélisant le comportement des marchés financiers, méthode qu'il affirme être "une théorie inapplicable" qui a "toujours été complètement fausse", il lui faut donc justifier, dans le domaine de la rationalité qui semble a priori applicable aux mathématiques, aussi bien le succès de ce modèle, que la relative confidentialité dans laquelle se trouve confiné, depuis quarante ans, le sien. Là, l'argumentation s'effrite : si, persévérant de façon diabolique dans leur erreur qui a causé ce désastre financier dont le monde peine à s'extraire, les banquiers refusent de reconnaître qu'ils se sont trompés, c'est parce que la théorie mensongère a la vertu cardinale de la simplicité, puisqu'on peut l'apprendre "en quelques semaines, puis en vivre toute sa vie". On voit bien se profiler ici une conception assez courante des grandes organisations, bureaucraties figées dans leurs procédures étouffantes et incapables de s'adapter au changement. Et l'irrésistible évidence d'une présentation aussi élémentaire de la sociologie des entreprises suffit sans doute d'autant plus à la journaliste du Monde qu'elle vient renforcer les préjugés du sens commun, lesquels trouvent une application idéale avec ces grandes bureaucraties que sont, aussi, les banques.
Mais les propos de Benoît Mandelbrot soulèvent, en vrac, une série d'objections qui ont échappé à la journaliste. Il paraît d'abord étrange que ces banques recrutent, forment et rémunèrent des polytechniciens et autres centraliens juste pour qu'ils fassent des choses simples. Ces propos, de plus, cadrent assez mal avec ce que l'on sait de cet univers aussi diversifié que concurrentiel de la finance, où pullulent les boutiques alternatives qui fondent leur offre sur l'emploi des stratégies les plus ésotériques. Si Benoît Mandelbrot avait eu une formule gagnante à leur proposer, nul doute qu'il ne se soit trouvé un risque-tout pour lui faire confiance. Nul doute aussi que, si ses résultats avaient comblé les attentes, elle aurait, depuis le temps, trouvé ses partisans, et démontré sa
supériorité.
De plus, rien ne dit que la réalité des salles de marché, telle qu'elle se révèle à l'observation sociologique, soit aussi monolithique que le prétend le mathématicien. On sait que cette observation a
été faite voici dix ans par Olivier Godechot, stagiaire dans l'une des salles de cette Compagnie Universelle dont il n'est pas difficile de deviner l'identité réelle. Justement, un chapitre des Traders est consacré aux techniques en cours dans les salles, et qui aident à définir les stratégies gagnantes. Et l'on découvre, si besoin est, qu'elles sont extrêmement
variées, plus ou moins précisément formulées, plus ou moins complexes, plus ou moins bien considérées, et que, au fond, chaque trader met au point sa propre combinaison de manière fortement empirique, au point que l'auteur intitule son chapitre : "Le bazar de la rationalité". Tout ceci rappelle le mode de fonctionnement de la religion à Rome : rigide et formaliste, la religion officielle intéressait assez peu les Romains qui, sous l'Empire, lui préféraient quantité de cultes d'origines géographiques variées introduits par les pérégrins de passage, avec l'idée qu'un peu de diversité ne fait jamais de mal et que, après tout, on ne sait jamais, ça pourrait bien marcher. Les autorités ne faisaient guère obstacle à cette approche pragmatique, pour peu que
ces cultes n'aient pas, comme le christianisme, le détestable effet de démolir la structure sociale.
Au fond, si la pertinence des modèles de prévision, et de prévention, du risque utilisés dans les salles de marché relève essentiellement de la croyance, il n'existe en effet aucune raison de remettre en cause celui que l'on a l'habitude d'utiliser. Bien au contraire : si son efficacité dépend de ses qualités auto-réalisatrices, alors, ce qui doit être fermement sanctionné, c'est la déviance. Sans doute cette approche est-elle inadaptée, ce que cette crise paraît démontrer : mais rien ne dit que celle de Benoît Mandelbrot lui soit préférable, d'autant que, à tant critiquer l'adversaire, il ne fait pas grand chose pour promouvoir sa solution. Aussi, faute d'arguments, la journaliste installe-t-elle, sans nuance, le mathématicien dans la posture du génie, génie forcément méconnu et, ajoute Benoît Mandelbrot, trahi par ses disciples qui "ont fait de très belles carrières" en reniant ses enseignements. Mais n'avoue-t-il pas ainsi qu'il y a, dans tout ça, beaucoup de croyance, et fort peu de raison ?
Commentaires
Nota (à propos du "j'ai toujours eu raison, mais jamais personne ne m'a écouté") : à sa décharge, on notera quand même qu'il a au moins, contrairement à d'autres, eu le mérite de proposer un modèle alternatif, et surtout que son opposition au paradigme dominant ne date pas de l'automne 2008 ...
Mais j'ai eu la même réaction que toi (en plus synthétique, évidemment :)) à la lecture de cet article.
Oui, enfin, le paradigme dominant, Merton, Black et Scholes, date des années 70, la position dissidente de Benoît Mandelbrot est encore plus ancienne. Depuis, on a connu plusieurs fins du monde, le krach d'octobre 1987, la bulle japonaise début 1990, la crise des pays émergents en 1997-1998, l'effondrement de feue la nouvelle économie en 2000.
Il avait prévu tout ça et on ne l'a pas cru ? La banque, c'est pire que l'église catholique.
Mandelbrot est forcément crédible puisqu'il est l'inventeur de la géométrie fractale dont personne ne sait rien à part que le type dans Jurassic Park en parle, et que lui il avait prévu que le système "contrôlé" allait merder. En plus il va dans le sens général, qui pourrait le contredire ?
De toute façon, des prophètes comme ça, on en interviewe forcément une fois de temps en temps, et pour arriver à quoi ? Leurs proposition ne sont jamais écoutées, forcément, personne ne les comprends et en plus ils ont raison, donc...
Le pire, c'est que, vu de mon côté d'inculte économique, certains pourraient bien avoir vraiment raison. Mais ça ne m'avance pas à grand chose.
“il est l'inventeur de la géométrie fractale dont personne ne sait rien”
Je n'ai pas pris la peine de lire la suite du commentaire…
Cher camarade doctorant, il me semble, à mon humble avis, inutile d'aller chercher des poux dans la tête de Fourrure, dont je salue d'ailleurs la présence ici. D'une part, ceux qui lisent son blog savent que, question poux, il est spécialiste. Et puis sa question d'ignorant, ignorance que je partage pleinement, ne me paraît pas illégitime : à part servir de fond d'écran sous Linux, les fractales, pour le bon peuple, ça sert à quoi ? Ah, c'est comme l'informatique quantique ? Pardon.
Ca sert autant que la socio :)
Bon, bien que de niveau intermédiaire entre inculte et expert, j'avoue que j'ai du mal à comprendre quelles sont les capacités prédictives du formalisme fractal.
Je soupçonne Mandelbrot de faire un peu de récup en essayant de ramarrer les défauts imputés au "modèle standard" (j'espère qu'il n'y a pas trop de cosmologistes dans les parages sinon on va se mélanger les pinceaux) à son jouet favori, alors que l'essentiel de son argumentation s'appuie sur le défaut de représentativité de la loi normale pour les évènements rares, qui dans le secteur boursier sont (ou semblent) mieux représentés par des lois puissance.
Bon, après, qui dit loi puissance ne dit pas automatiquement fractale, il faut aussi introduire la notion d'auto-similitude, que les cours boursiers semblent effectivement présenter.
Le potentiel descriptif semble donc bien présent. Par contre je ne sais pas comment il s'en sert pour passer à un outil de modélisation.
Sinon, pour revenir à l'essentiel, je suis surpris que Mandelbrot soit surpris de voir des économistes se comporter comme tels. L'utilisation du modèle standard est, selon lui, relativement simple d'accès. Il a pourtant fonctionné de manière globalement satisfaisante ces trente dernières années (en partie pour des raisons de performativité).
Le modèle que propose BM (tiens, c'est marrant, ce sont les mêmes initiales que Brownian Motion, l'hypothèse centrale du modèle contre lequel il lutte) est plus complexe. L'utiliser aurait donc un coût.
Si, malgré la dernière crise, il n'y a pas eu de changement notable, c'est simplement que ce coût dépasse les risques de perte attendus en se contentant du modèle standard.
Conclusion : la criiiise n'a pas coûté assez cher aux établissements financiers.
Si j'étais parfaitement cynique, je dirais que c'est l'intervention étatique qui a empêché le "marché" de faire correctement son oeuvre, en réduisant les incitations à changer de modèle :)
Tss mon commentaire se rapporte au niveau de l'interview, pas à son fond sur lequel je suis bien incapable de me prononcer.
Ce n'est donc pas une question. Mettons nous juste un instant à la place du journaliste, qui, probablement, ne comprends pas grand chose de plus que moi à l'économie (et moi, je suis du niveau de l'ignorant qui lit les econoclastes, c'est à dire que je commence juste à me dire que c'est vachement intéressant, point).
Ledit journaliste qui se retrouve face à un type dont le dossier de presse annonce "fractale inventeur bidule".
Lequel type annonce sur le mode prophétique : j'l'avais bien dit.
Le journaliste n'a plus de sens critique ?
Est-ce vraiment surprenant ?
Faut-il vraiment que je précise que je n'ai rien contre les fractales, qui sont sans doute très utiles à plein de trucs ? Et peut-être même en économie, pour ce que j'en sais ?
Ou alors est-ce qu'il faut que je mette plein de smileys pour signaler que j'ironise ?
Il me semble tout à fait superflu d'être un expert en mathématiques et économie pour professer une opinion pertinente sur le discours de Benoît Mandelbrot puisqu'il ne s'agit pas de porter un jugement de fond, mais de s'inquiéter de son argumentaire, et de la fragilité de ses justifications.
J'espère qu'aujourd'hui encore, au Monde, la connaissance qu'une journaliste a de son sujet ne se limite pas à savoir lire un dossier de presse. Et il est quand même un peu pénible de devoir faire son travail à sa place, elle qui semble parfaitement se contenter du recours au stéréotype du génie méconnu. On peut sans doute attendre mieux d'un quotidien de référence. C'est en tout cas ce que moi, qui l'achète, j'en attends.
S.A.V. : L'application des fractales à la finance (Par... et bien Mr Mandelbrot lui-même...)
http://cfai-maths.blogspot.com/2009...