Le paradoxe qui voit le journal télévisé de la première chaîne française, principal vecteur des valeurs de la France de toujours, consacrer la moitié de son édition de mardi à une cérémonie de remise des prix organisée en terre étrangère, à Hollywood, par l'Académie locale des Arts et Techniques du Cinéma, ne s'explique pas seulement par le triomphe de la petite française. Et elle ne signale pas seulement combien, malgré tous les démentis, l'échelle de valeurs qui s'établit là-bas reste incomparable, et s'impose à tous. Elle permet surtout, comme on l'affirme sur la chaîne d'en face, de prendre une revanche sur ces railleries incessantes dont on cite comme exemple le récent article de Time Magazine, délivrant un acte de décès à la "French Culture", revanche qui lave cet affront d'une manière d'autant plus éclatante que, comme l'écrit Le Monde, cet Oscar est deux fois historique, puisqu'accordé pour la seconde fois à une française, et pour la seconde fois à une actrice interprétant un rôle dans une langue qui n'est pas l'anglais.
Pourtant, malgré cette accumulation de remarques superficielles et hétérogènes qui nourrissent les articles de fond de la presse hebdomadaire, et donnent au lecteur peu exigeant la sensation d'en savoir assez, et d'avoir tout compris, malgré une conclusion forcément optimiste, puisqu'il faut bien se dédouaner quelque part d'avoir été si négatif, et même s'il ne présente pas d'originalité, l'article de Time Magazine touche assez juste. Mais plutôt que de se lamenter sur la fuite des artistes de Montparnasse à New-York, il vaudrait peu-être mieux s'intéresser au cas particulier du cinéma ; après tout, avec A bout se souffle et l'agonie de Michel Poicard sur le passage clouté de la rue Campagne-Première, c'est de là qu'est parti le dernier moment d'une révolution esthétique qui influença le monde entier. Or, ce mouvement s'était, depuis l'article de François Truffaut, entièrement construit contre ce qu'on peut qualifier de champ de la production cinématographique, un système spécifique avec ses acteurs, ses institutions, écoles, entreprises, prestataires, distributeurs et, plus tard, diffuseurs télévisuels, et même une parcelle de l'appareil d'État qui lui était entièrement consacrée. Ce champ, les années passant, reprendra méthodiquement les positions perdues face au jeunes turcs de la Nouvelle Vague et à leurs rares successeurs, et face à leurs succès critiques et publics ; et voilà quelque temps que sa victoire est complète, et qu'il a réussi à imposer une définition du cinéma conforme à ses intérêts, donc essentiellement commerciale.

L'art, écrivait Howard Becker, c'est ce qui est généralement considéré comme tel. Pour le définir en tant qu'objet sociologique, il faut révéler le jeu que des institutions spécialisées - écoles d'art, galeries, musées - et des acteurs particuliers - artistes, marchands, conservateurs, collectionneurs - entretiennent pour définir en permanence ce que l'art est, et ce qu'il n'est pas - les productions pour touristes des peintres de la butte Montmartre, individus qui possèdent pourtant toutes les caractéristiques physiques de cette catégorie d'artistes, puisqu'ils utilisent des pinceaux pour déposer des couleurs sur une toile. La définition de la culture que l'on a vu s'élaborer progressivement depuis que Jack Lang en a été ministre trouve aujourd'hui une forme achevée, puisqu'elle a réussi à dissocier totalement contenant et contenu, et fait reconnaître l'existence de biens culturels qui le sont du seul fait d'appartenir à des catégories définies - films, romans, bandes dessinées, pièces de musique - publiés sous des formes spécifiques - livres, CD, DVD - propres à être reproduits à l'identique à l'infini, et eux seuls. Cette définition, en somme, est celle du droit d'auteur, lequel s'interdit tout jugement de valeur, est accordé de manière uniforme au romancier comme au skyblogeur, et a comme amusante conséquence d'exclure du champ culturel toutes les oeuvres, toiles ou représentations théâtrales, qui n'existent qu'en un seul exemplaire.
Elle convient donc parfaitement au champ de la production cinématographique, puisqu'un film répond nécessairement et simultanément à un ensemble d'exigences matérielles, économiques et réglementaires qui en feront cet objet propre à être projeté dans une salle de cinéma à l'occasion d'une séance dont il est extrêmement rare qu'elle dépasse les trois heures. Le film, avec le roman, représente la forme achevée d'un contenu dont l'ontologie se montre assez forte pour que son appartenance à cette catégorie des biens culturels ne génère ni doute, ni ambiguïté, et s'applique à toutes les productions : dans le cinéma, tout est culture.

L'Oscar, pourtant, attribué à cette France éternellement de carte postale, celle de Piaf et de Montmartre, ne veut rien savoir de cette culture-là ; ce faisant, il confirme les lieux communs de l'article de Time Magazine, et montre à quel point ce cinéma qui attire, dans le monde entier, presque moitié moins de spectateurs que sur le territoire national, reste, malgré ses machines, ses budgets, ses prétentions hollywoodiennes, invisible. Ce n'est pas le cinéma français que l'on récompense à Hollywood : c'est sa complaisance à abdiquer toute ambition, à se conformer, non pas seulement à ces standards mondiaux auquels il rêve d'adhérer sans réussir à y parvenir, mais aux clichés les plus pauvres, et les plus immuables. L'art, bien sûr, comme souvent, et de plus en plus, est ailleurs.