Elle porte pourtant un petit nom charmant : Amflora. Une appellation, il est vrai, ouverte à toutes les interprétations, tant elle pourrait désigner une société américaine de livraisons de fleurs, un médicament chargé de renforcer la flore intestinale, ou alors un complot de latinistes cherchant à revitaliser leur langue morte. Un nom, donc, soigneusement sélectionné pour tromper son monde puisque, sous cette sympathique dénomination, à l'opposé de celle qu'un semencier sans imagination a attribuée à son compagnon d'infortune, le MON 810, Amflora désigne une variété de pommes de terre transgéniques née du tréfonds des paillasses des laboratoires d'un conglomérat chimique allemand. Or, voilà que, délivrant sa première autorisation depuis 1998 nous apprennent Les Echos, et après treize ans d'attente précise son concepteur, la Commission européenne vient d'autoriser la culture du tubercule
Naturellement, l'indignation éclate : Les Verts qui, certes, n'ont guère de mérite à repérer dans cette décision la marque indélébile de la soumission de la commission Barroso aux diktats des pollueurs, réclament l'interdiction immédiate. Moins technique, et plus paresseux, le Parti Socialiste suit. Quant au Ministère, il se contente du programme minimum, rappelant que le pays décide seul de son destin en la matière, et qu'il prendra position après avis du Haut Conseil ad hoc. José Bové, de son côté, range sa faux au cabanon, et s'entraîne à manier la bêche. L'heure est grave, mais l'union paye : un portail d'actualités, reprenant une dépêche de l'AFP, titrait ainsi : "pommes de terre OGM : la France épargnée". BASF, en effet, dans un premier temps, ne distribuera pas Amflora en France, se contentant de commercialiser le fruit de son génie dans ces contrées sous-développées, livrées sans défense aux appétits les plus mercantiles, les Pays-Bas, l'Allemagne, la Suède. La Brave Patrie, une fois de plus, a su faire front. Et sa réaction aura été d'autant plus valeureuse, et méritoire, qu'elle n'était menacée en rien. En effet, le risque de retrouver quelques molécules d'Amflora dans nos assiettes paraît extrêmement modéré, et cela non pas, ou pas seulement, à cause des mesures de confinement qui auront été prises mais, plus fondamentalement, parce que la culture de cette pomme de terre n'a pas d'objectif alimentaire.

Si BASF a développé Amflora, ce n'est pas pour en faire des pommes frites, et pas même pour la jeter aux cochons : le tubercule, nous dit sa fiche technique, ne sera pas seulement particulièrement riche en amidon ; grâce au génie génétique, ce dernier sera exclusivement composé d'amylopectine, et sera débarrassé de son encombrant cousin, l'amylose. Ainsi, l'industrie, seul débouché d'Amflora, produira des colles plus adhérentes, du papier plus brillant et plus résistant; ce qui explique pourquoi, avec son industrie papetière, la Suède sera première utilisatrice. Alors, sans doute, on pourra retrouver Amflora dans nos assiettes. Mais c'est seulement parce que son amidon entrera dans la composition du carton qui aura servi à fabriquer l'assiette elle-même. Enfin, avec cette manie des tubercules de se reproduire entre eux, le risque de contamination par dispersion des graines paraît fort réduit ; quant à trouver dans nos contrées une variété naturelle de pomme de terre susceptible de voir son code génétique altéré par la variété BASF, le danger est, et pour une raison identique, encore plus faible que pour le maïs. En d'autres termes, le traditionnel argumentaire prohibitionniste des écologistes, de la gauche, du Ministère de l'Environnement, et d'une part significative du monde politique en général, ne s'applique en rien à cet OGM-là. D'où l'intérêt de s'attacher au sens de leurs condamnations, et à leurs conséquences.

On se tromperait sans doute en ne lisant dans la réaction de Martine Aubry, telle que la relate Reuters, qu'une réponse mécanique et démagogique à une question dont presque tous les politiques pensent qu'elle a déjà été réglée par les électeurs. Car sa position, qu'elle qu'en soit la raison profonde, produit des effets : en récusant, grâce à un argument aussi simple à comprendre qu'insondable de stupidité, la distinction entre aliments et matières premières industrielles, elle disqualifie par avance tout recours au génie génétique dans un processus industriel, quand bien même il ne s'agirait que de modifier des bactéries qui dégraderont des matières végétales pour produire de l'isobutène. Et si on refuse ce type d'innovation qui engage l'avenir de tout un secteur industriel, celui de la chimie au sens le plus large, c'est que l'on ne souhaite pas permettre son développement.
Il est, à ce titre, une carte d'Europe qui laisse songeur : celle des régions dont les élus se sont prononcés pour l'interdiction des cultures d'OGM. Ce qui frappe, d'abord, c'est le contraste : des pays entiers - la Grèce, l'Autriche - ou presque - la France, voire l'Italie, sans Lombardie ni Mezzogiorno - appartiennent au réseau prohibitionniste, d'autres - l'Allemagne, les Pays-Bas, les scandinaves - se tiennent totalement à l'écart. Pour une part, en France par exemple, l'explication relève sans doute de la couleur politique des régions en question. On voit aussi les antagonismes régionaux à l'œuvre, Highlands et Pays de Galles en Grande-Bretagne, Pays Basque en Espagne, Wallonie contre Flandres. On peut aussi supposer que pour l'Autriche, aussi bien que pour son voisin suisse, et sans doute aussi en Écosse, une agriculture de montagne, bien plus onéreuse que celle des plaines, ne peut subsister que grâce à une production à haute valeur ajoutée, avec des appellations d'origine, et du bio. Restent, par ordre décroissant d'importance démographique, la France, l'Italie, la Grèce. On retrouve là les pays dont les décisionnaires ont, depuis trente ans, choisi, face aux défis que posait la fin de la période de croissance d'après 1945, aussi vive et longue qu'historiquement unique, de ne rien changer, et de creuser les déficits : cette carte, aujourd'hui, c'est celle du déni de réalité ; demain, aujourd'hui en Grèce, c'est celle du défaut de paiement.