Sans doute existe-t-il, dans les principaux pays européens, autant de manières de financer la télévision publique hertzienne, celle qui, avec son brave réseau d'émetteurs et son bon vieux râteau, vit, sous cette forme, ses derniers moments, que de systèmes constitutionnels. Côte à côte, on trouvera ainsi la spécificité britannique, avec d'un côté une BBC qui, en plus des ressources qu'elle sait fort bien, et depuis fort longtemps, générer, vit de la seule redevance, et de l'autre un secteur privé qui, avec ce Channel 4 installé dans un fantastique bâtiment signé Richard Rogers, propose une des rares télévisons privées non-commerciale au monde, le particularisme allemand, où les écrans publicitaires sont sévèrement cadrés dans un créneau horaire qui court jusqu'à 20 heures, voire, depuis Franco, l'idiosyncrasie espagnole d'une télévision publique exclusivement financée par la publicité, et s'ébattant donc en toute liberté sous le poids de la double contrainte, politique et commerciale.
En France, comme on le sait, les petites singularités, on les collectionne : seul pays à avoir ouvert son espace télévisuel avec la création d'une chaîne cryptée, laquelle a connu un plein succès dans sa mission de stériliser des ressources financières qui, en son absence, se seraient investies dans le développement d'un réseau câblé, et ouvert, seul pays à avoir privatisé sa principale antenne publique, elle est aussi le pays des solutions faciles où, à partir des années 70, plutôt que d'augmenter la redevance, le pouvoir a préféré ouvrir progressivement des espaces publicitaires sur les chaînes publiques.

Aussi la récente décision de Nicolas Sarkozy, privant à assez court terme ce réseau de ce financement-là, surprend-elle à divers titres, parce que rien ne l'imposait, parce qu'elle a visiblement été prise sans aucune étude prélable, puisqu'on a commencé par décider de supprimer une ressource avant de s'inquiéter de pourvoir à son remplacement, parce que les justifications a posteriori issues du travail de la Commission adhoc sont tellement navrantes, convenues et superficielles, qu'on soupçonne assister là au recyclage d'un rapport-type sorti d'un placard, parce que les conclusions du rapport en question, rendu hier, ont immédiatement été contredites par Nicolas Sarkozy, et, plus encore, parce que celui-ci ne prend même pas la peine de s'exercer au strict minimum d'habileté politique qui sied pourtant à ses fonctions, et qui le conduirait, comme certains de ses prédécesseurs, à garder cette bienséance qui consisterait à camoufler si peut que ce soit la seule bonne raison qui justifie sa décision. On voit mal en effet, avec cet échange d'une petite taxe contre un gros transfert de ressources publicitaires, comment l'expliquer autrement que par un fraternel coup de pouce à une amie en grand danger, cette TF1 dont la part de marché, au plus haut à 40 % lors de sa privatisation, n'a depuis lors cessé de baisser, pour passer sous les 30 % voici quelques mois.

Ce qui ne surprend pas, par contre, c'est cette manière inimitable qu'à le pouvoir politique de traiter une entreprise publique comme si elle relevait de son seul domaine privé, de n'accorder aucune attention aux conséquences que ses décisions auront sur les salariés en général, et en particulier sur ceux dont la fonction était précisément de gérer ces espaces publicitaires bientôt fermés, et, plus encore, de croire que, comme au bonneteau, l'art de l'escamoteur suffira à tromper son monde. On peut, en effet, fort bien décider de ramener la télévison publique dans le strict champ du financement public : il faut alors adapter celui-ci à ses besoins. La BBC fonctionne ainsi, avec une redevance qui, au cours actuel, se monte à 177 euros : ceteris paribus, et sans tenir compte de l'importance des ressources accessoires que le réseau britannique tire de la prospère BBC Enterprises, il faudrait donc, pour arriver au même niveau, augmenter la participation du contribuable français de 57 %. On sait que cette solution a d'autant moins de chances d'être adoptée que, depuis bien des années, les politiques qui se sont succédé au pouvoir n'ont eu de cesse d'inventer de nouvelles formes d'impôt hors impôt, faisant assaut de créativité pour trouver des manières de rendre invisible la ponction fiscale, et son accroissement. C'est ce qui est arrivé avec la redevance audiovisuelle qui, à la faveur d'une réallocation de fonctionnaires inutiles, a été planquée sous le tapis, et perçue depuis lors en même temps que la taxe d'habitation. Comme avec une classique entourloupe comptable, l'État prévoit de dissimuler cette inévitable augmentation dans un poste distinct, en l'occurrence une taxe d'un montant très significatif, puisqu'elle atteint presque 1 %, du chiffre d'affaire des opérateurs de télécommunications et des fournniseurs d'accès Internet, lesquels, évidemment, s'empresseront de la répercuter dans leurs tarifs.
Quant au personnel de la régie FTP, on ne s'en soucie guère. L'annonce de la suppression bouleverse les prévisions des annonceurs, dont les campagnes se planifient sur un temps assez long : face à l'incertitude, inévitablement, ils vont investir ailleurs. Et les employés n'exercent pas seulement un métier particulier dans un univers très restreint : ils n'auront désormais d'autre possibilité de continuer à l'exercer, donc de valoriser leur expérience, que chez leurs concurrents actuels, TF1 ou M6. Autant dire que les places doivent être chères, et qu'il vaut mieux être le premier à les occuper. FTP, en d'autres termes, ne peut, dès à présent, que perdre, des budgets comme du personnel. Et quand bien même le projet élyséen serait abandonné, les pertes subsisteront.
Car les obstacles, du personnel aux opérateurs de telecoms en passant par Bruxelles, qui conduiraient à l'abandon de cette mesure, subsistent, et sont nombreux. Pour l'instant, l'attentisme domine : et à en juger par l'évolution du cours de l'action TF1, le marché, pour l'instant, n'y croit pas vraiment.