C'est l'un de ces paresseux fourre-tout du dimanche soir qu'Arte qualifie de "soirée thématique". Cette fois-ci, on causera de l'apocalypse avec comme entrée en matière l'adaptation version 1953 de la Guerre des mondes, film de Byron Haskin, lequel s'illustra plutôt en tant que chef-opérateur et spécialiste des effets spéciaux, petit film même, avec ses acteurs de second plan, son ambiance guerre froide et sa pitoyable morale religieuse et qui, tout en restant très largement en dessous de l'onirique Forbidden Planet, son contemporain, vaut, comme tant d'autres, par ces effets spéciaux qui alors déjà tenaient lieu de scénario et de mise en scène, et, pour les amateurs de curiosités ailées, par la présence dans quelques plans du YB-49, l'appareil américain alors le moins éloigné de la soucoupe volante.
La chose, pourtant, n'est pas supportable plus de quelques secondes, le temps, comme à la sordide époque du pan & scan, de se rendre compte, au détail qui manque, au cadrage déséquilibré, au rappel des vieux souvenirs d'un visionnage ancien, que, sans l'ombre d'un remords, Arte, la chaîne du mépris du cinéma, diffuse une version recadrée en 16/9 alors que l'original, bien sûr, comme le montre ne serait-ce que la bande annonce que l'on trouve sur le site du diffuseur, était en 1,33.

Pour une oeuvre de fiction, une telle insulte au droit moral des créateurs comme du spectateur semble relativement inédite, et l'on ne s'étonnera guère qu'elle soit le fait d'Arte. On a un peu plus de mal à comprendre sa justification. Car, comme avec le pan & scan, cette amputation ne produit que des effets négatifs, et du même ordre : même, et peut-être surtout, si les bouts qui manquent se trouvaient dans la hauteur et pas dans la largeur, ils manquent quand même. Ce n'est pas seulement que leur absence crève les yeux, ce n'est pas juste que l'on détruit ainsi irrémédiablement l'équilibre de la composition originale, c'est que, fatalement, elle fera perdre à un moment où l'autre une information vitale qui se trouvait, le plus souvent, en bas de l'image. Et ce charcutage ne répond à aucun impératif technique, à l'inverse du pan & scan qui, tout injustifiable qu'il soit, avait au moins comme prétexte de faire entrer dans un cadre télévisuel, au rapport 4/3, un film en Cinémascope, format précisément développé contre la télévision, et dont la diffusion par ce canal ne pouvait se faire de façon satisfaisante. Or, il n'est rien de plus simple que de présenter sur nos modernes écrans 16/9 un film, ou n'importe quoi d'autre, tourné en 1,33 : il suffit juste de le faire. Par définition, tout l'information d'origine se trouve dans le cadre d'origine, et rien ne se perd dans les bandes noires qui l'entourent alors.
Ce travail de révisionniste des images passées a donc un tout autre objectif, celui, précisément, comme naguère avec la colorisation, de détruire cette histoire, et de rabaisser le statut de n'importe quelle image à sa dimension scolaire, celle, anonyme et interchangeable, de l'illustration, pour faire semblant de faire en sorte que ces vieilles images soient, en fait, comme neuves. Rien d'étonnant alors que les principales victimes du découpage aient été, jusqu'à présent, ces images d'archives insérées dans l'un de ces documentaires bavards élagués en 16/9 comme Arte les aime, avec musique, reconstitutions jouées et témoignages de survivants, et qui finiront bien par faire un genre. Plus surprenant, sans doute, est le fait que ces mutilations se produise sans bruit, et sans réactions.

On attend en effet toujours les Scorcese et les Coppola qui se mobilisaient naguère contre la colorisation : peut-être parce que ces plans rabotés appartiennent, dans leur immense majorité, aux catégories les plus humbles, celles de ces images sans auteurs, sujets de ces actualités alors projetées en salle et tournées par des opérateurs souvent anonymes, archives de télévisions ou d'agences de presse, voire films promotionnels, d'entreprise, de propagande, produits par des établissements publics parfois apparus très tôt à l'image de cet ECPA créé en 1915 et dont les auteurs, salariés, employés, simples appelés même, seraient bien en peine de faire valoir leur droits. Si elles n'appartiennent à personne, rien ne s'oppose donc, puisqu'on les a achetées, à ce que l'on en fasse ce que l'on veut. Rien, sauf le respect de la vérité, de l'authenticité, des contraintes propres à chaque temps, chaque lieu et chaque technique, de la fragilité de moments furtifs, de la difficulté de capter ces images que bien des opérateurs ont payées de leur vie, de l'éthique, en somme
Aujourd'hui, tout ça ne pèse pas bien lourd face aux intérêts des producteurs, et propriétaires, de contenus qui, régulièrement, de peur que les recettes de Mickey ne leur échappent, réussissent à faire prolonger le délai au bout duquel les oeuvres rejoignent le domaine public, privant ainsi le monde entier de toutes celles qui n'attendent que ça pour être mieux connues, plus accessibles et largement diffusées. Tout ça ne pèse pas bien lourd non plus face à la vanité des petits marquis d'Arte, à la superficialité des fabricants de discours convenus et satisfaits, à la grossièreté vulgaire de l'acheteur de droits qui entend bien traiter cette matière de la façon qui lui plaît ; cette chaîne, décidément, mérite bien son Albanel.